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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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les autorités militaires avaient renoncé en France à ne choisir que des soldats parlant russe. Pour la plupart, soldats aussi bien qu’officiers, ignoraient tout de cette langue. Fred fut donc très employé pour de perpétuelles traductions.
    Le principal personnage de la mission militaire n’était pas le général, mais un capitaine, le capitaine Sandoz. Ancien avocat parisien, Sandoz avait été chargé par le ministre de l’Armement, le socialiste Albert Thomas (premier homme politique occidental à s’être rendu en Russie dès avril 1917 pour interroger Kerenski sur ses intentions), de lui envoyer des rapports détaillés. Le capitaine s’acquittait avec soin de cet office, au grand désagrément du général qui observait d’un mauvais œil cette correspondance entre un militaire aux écoutes des soviets et un socialiste français, fût-il ministre de Poincaré. Fred remarqua très vite le climat déplorable de la délégation. Tout le monde s’épiait. Tout le monde suspectait tout le monde. Seuls le capitaine Sandoz et le lieutenant Prunier semblaient s’amuser de cette zizanie. Comme le capitaine ne comprenait pas un mot de russe, comme Fred lui avait débrouillé déjà un grand nombre de rapports, comme vraisemblablement le lieutenant Prunier lui recommanda ce soldat, il le rattacha à son bureau et, très vite, Fred lui devint indispensable.
    Tel était le destin de Fred qu’il suscitait à son insu des affections irrésistibles, dont il se fût parfois bien passé. Le lieutenant Prunier l’intriguait, l’attirait, mais par contre le capitaine Sandoz l’agaçait avec sa manière de vouloir toujours charmer son interlocuteur. Ce qu’il l’entendit confier au lieutenant Prunier, à propos de certains membres du Soviet suprême (« J’ai, pour la première fois depuis mon entrée dans les milieux de l’extrême gauche, la sensation très vive d’être en face de gens un peu visqueux et qui ne sont pas nets ») – il se le disait lui-même à propos de cet officier. Oui, visqueux et pas net. Il se trouvait néanmoins suffisamment proche quotidiennement du capitaine Sandoz et du lieutenant Prunier pour voir que tous les deux sympathisaient avec les bolcheviks et plaçaient, au-dessus de tout, Lénine et Trotski. Que tous les deux, aussi, en savaient plus sur son compte que le bureau qui le recruta.
     
    À la première impression défavorable des résultats de la Révolution, se substituèrent peu à peu chez Fred des effets positifs. La Révolution n’avait pas apporté le bonheur, soit, mais elle restait encore fragile, entourée d’ennemis : les Allemands à la frontière de l’ouest, les militaires tsaristes en révolte à l’intérieur. Les ennemis de la Révolution se révélaient si nombreux, si pervers, qu’un sabotage généralisé torpillait l’économie. Lénine et Trotski, ces deux compères, ces jumeaux aux dires du capitaine Sandoz, menaient néanmoins la Révolution comme un attelage lancé au galop. N’exigeaient-ils pas l’abolition de l’armée, de la police, de la bureaucratie ! N’abolissaient-ils pas l’État en donnant tout le pouvoir aux soviets : « La terre aux paysans, l’usine aux ouvriers. » N’avaient-ils pas supprimé la peine de mort !
    Le matin du 12 avril, le lieutenant Prunier entra dans le bureau du capitaine Sandoz précipitamment, la mine bouleversée.
    — Il s’est accompli cette nuit un événement incroyable. Les vingt hôtels particuliers occupés à Moscou par des anarchistes ont été attaqués à la mitrailleuse et au canon.
    — Qui a fait ce coup, les K.D. ?
    — Non.
    — Les mencheviks ?
    — Non. C’est la Tchéka de Dzerjinski.
    — Vous plaisantez, lieutenant Prunier.
    — Vous savez bien que je ne plaisanterais pas sur un pareil sujet.
    — De quoi vais-je avoir l’air ! Tenez, lisez mon rapport au ministre, de la semaine dernière.
    Fred, qui assistait à ce dialogue, blêmit. Le capitaine Sandoz remarqua son émotion :
    — Prunier, le soldat Barthélemy a le droit d’écouter. Lisez à voix haute.
    — Je ne voudrais pas vous ridiculiser, mon capitaine.
    — Lisez.
    « Le parti anarchiste est le plus actif, le plus combatif des groupes de l’opposition et probablement le plus populaire. »
    Fred savait qu’il ne devait pas réagir devant les deux officiers, mais il étouffait.
    — Barthélemy, dit le lieutenant Prunier, le capitaine et moi n’ignorons pas que vous êtes anarchiste. Il

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