La mémoire des vaincus
reprit le lieutenant Prunier.
Fred se méfiait. Il dit seulement :
— Comment peut-on parler de spéculateurs ! Ces pauvres femmes, ces gosses…
— Le pays est ruiné. Tout le monde y a faim et froid. La population de Pétersbourg a été évacuée à cause de la famine. Les usines ferment faute de combustible. Toutes les denrées alimentaires manquent. La première chose à faire est de sévir contre le marché noir qui favorise les riches. À la carte, le pain coûte un peu plus d’un rouble. Il se vend quinze ou vingt roubles au marché noir. Le sucre coûte douze roubles la livre, cinquante au marché noir.
— La révolution n’a-t-elle pas partagé les biens ? demanda Fred. Les riches n’ont-ils pas été expropriés ?
— Si. Mais lorsque l’on a compté les riches et les pauvres, on s’est aperçu que les seconds étaient beaucoup plus nombreux que les premiers. Quant aux très riches, aux princes, aux ducs, aux grands bourgeois, ils sont partis à temps, avec leurs trésors.
Fred accompagna le lieutenant Prunier à travers les rues de Moscou. Des tramways circulaient, conduits par des femmes coiffées de fichus rouges. On voyait aussi quelques fiacres, attelés à des chevaux étiques, qui se frayaient difficilement un passage dans la foule très dense massée dans les avenues pour on ne savait quelle attente.
— Regardez, ce sont les derniers fiacres, dit le lieutenant Prunier. Tous les chevaux finissent en morceaux, dans la soupe. Bientôt, même les cosaques marcheront à pied.
Ce qui surprenait le plus Fred, c’était le contraste entre la grisaille des maisons, le délabrement des magasins vides et l’éclat des dômes d’églises scintillantes de leurs couvertures de cuivre doré. Les croix se dressaient très haut dans le ciel, comme un défi à la révolution qui semblait stagner en bas, au ras des rues.
Le lieutenant Prunier, qui décidément observait toutes les réactions de Fred dit, ironique :
— Un peu trop orgueilleuses, ces croix. Je crains bien qu’un jour, on les rase. L’église ramenée au niveau du sol, à la hauteur des fidèles, ça se défend, non ?
Que cherchait cet officier ? Qu’espérait-il lui faire dire ? Fred se taisait prudemment. Ils arrivèrent devant une énorme statue. Un gros homme barbu, debout, tenant dans ses mains un chapeau haut de forme. Sculpture visiblement de confection toute récente. Le bronze manquant, on l’avait édifiée en ciment, peint en vert wagon.
— Qu’est-ce que c’est que ce bourgeois ? s’exclama Fred.
Le lieutenant Prunier rit aux éclats.
— Comment, vous ne connaissez pas Karl Marx ? Un bourgeois ! Surveillez vos paroles, jeune homme. Karl Marx, mais voyons, c’est le père de cette révolution. Un homme respectable, avec sa redingote et son haut-de-forme. Un homme respectable pour une révolution respectable. Vous ne voudriez tout de même pas que les soviets prennent pour modèle un voyou. Ce Monsieur Lénine, qui fait si peur à Clemenceau, c’est un bourgeois comme lui. Des gens du même monde. Soldat Barthélemy, on nous a envoyés ici pour que nous établissions le dialogue, pour que nous évitions les malentendus. Par exemple, vous allez pouvoir témoigner que la Révolution élève sur les places publiques des statues à la bourgeoisie éclairée. Ce n’est pas rien. Cela rassurera Monsieur Poincaré.
Fred n’était pas dupe. Le lieutenant Prunier ironisait, mais pourquoi ? Que lui voulait-il ? Il en connaissait un bout, sur la révolution des Soviets. Venait-il en Russie en ami ou en ennemi de cette révolution ? En espion ? Cherchait-il à l’entraîner dans une aventure ou simplement à lui tirer les vers du nez ?
— Vous n’êtes pas bavard, soldat Barthélemy.
— Un soldat doit écouter ses supérieurs, dit Fred, et jamais les contredire.
— Exact, soldat Barthélemy. Vous serez bien noté.
Les premiers mois que Fred passa à Moscou ne lui donnèrent qu’une impression bien succincte des événements russes. Il se tenait en effet un peu cloîtré dans les limites d’action de la mission militaire française, elle-même tout à fait marginale par rapport à l’effervescence de la Révolution. Commandée par un général, avec lequel le soldat Barthélemy n’avait évidemment aucun rapport, elle se composait d’un ensemble d’hommes de troupe encadrés par quelques officiers qui effectuaient un travail surtout bureaucratique. Fred s’aperçut que
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