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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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débarrassons-nous-en.
    Les deux « cadets », mains ligotées derrière le dos, furent descendus dans la rue, poussés dans une automobile et trois gardes noirs les accompagnèrent dans l’obscurité. Faute de combustible, aucun lampadaire n’était allumé et la ville disparaissait totalement dans une nuit opaque. On écouta longtemps le moteur de la voiture qui s’éloignait. La morosité donnait au club un silence insolite. Certains s’enroulèrent dans des couvertures et dormirent à même le plancher. Fred n’entendait plus qu’un seul bruit, le crissement de la combinaison de cuir de la jeune femme aux cheveux ras. Il la regardait, allongée près d’un garde, tous les deux rapprochés presque bouche à bouche, qui se parlaient à voix basse. Leur intimité, leurs corps qui se touchaient, bouleversaient Fred. Il sentait une morsure à son côté gauche, près du cœur. Comme il allait partir précipitamment, il se heurta aux trois gardes noirs qui revenaient.
    — Alors ? demanda Igor.
    — Je n’ai pas pu, dit l’un d’eux. J’avais fait ce même trajet voilà pas si longtemps, entre deux policiers du tsar. Je regardais nos deux prisonniers et je me voyais. J’ai tranché leurs liens. Les camarades ont ouvert les portières et on leur a crié : « Filez, maudits ! Allez au diable ! »
    — Le diable n’existe pas, dit sévèrement Igor.
    — N’ai-je pas été idiot ? reprit le garde noir.
    — Il vaut mieux être idiot que bourreau, dit Igor.
     
    Fred s’amusait de ce que, transféré avec Sandoz de la mission militaire à la mission politique, il ne se soit produit aucune modification dans ses rapports avec son « supérieur ». Ils avaient simplement changé d’adresse, de costume et Sandoz ne l’appelait plus « soldat Barthélemy », mais « camarade Barthélemy ». Il continuait auprès de Sandoz son travail de traducteur, de secrétaire. Il le voyait parader, discourir, se boursoufler d’importance. Une fois, une seule fois, il le vit décontenancé, presque effondré. Mais quelques jours plus tard, il reprenait de l’assurance et toute sa supériorité. L’ex-lieutenant Prunier lui donna les clefs de cette volte-face. Il s’en gaussait, comme d’une farce :
    — Figure-toi que Lénine et Trotski ont convoqué Sandoz au Kremlin pour lui offrir la direction de tous les départements économiques de la Russie. La famine, l’arrêt des usines, la ruine des transports, tout cela jette Lénine et Trotski dans un tel embarras qu’ils n’ont vu qu’un seul sauveur : Sandoz. C’est rigolo, non ! Tu imagines sa bobine, comment il devait s’enfler la poitrine. Seulement il se dégonfla comme une baudruche lorsque Lénine lui dit : « Camarade Sandoz, votre qualité d’ingénieur va vous permettre d’être le grand organisateur qu’il nous faut. » Ingénieur ? Sandoz ne se vanta pourtant jamais d’être ingénieur. Comment Lénine et Trotski ont-ils pu commettre une pareille erreur ? Sandoz n’a pas osé accepter. Il les a détrompés, leur avouant sa fonction d’avocat avant la guerre. Lénine et Trotski étaient aussi déçus que lui. C’est à ce moment-là que tu l’as vu déconfit. Mais l’initiative de Lénine lui insinua des idées de grandeur. Il retourna au Kremlin et se proposa comme inspecteur général aux Armées. « Pourquoi, aux Armées ? » demanda Lénine, circonspect. Trotski vint en aide à son protégé : « Le camarade Sandoz est capitaine. — Bon, dit Lénine, puisque nous ne pouvons pas nous fier aux généraux ex-tsaristes, prenons des généraux français ! » Et il se mit à rire, de son rire malin qui agace tant Trotski. En adoubant Sandoz comme inspecteur général aux Armées, Lénine croit faire une bonne farce à Trotski. Sandoz, lui, ne voit que le titre. Il n’est pas plus militaire que moi, qui suis professeur de philosophie. La guerre nous donna nos grades, mais des grades de militaires bureaucrates. Sandoz inspecteur général aux Armées, rien ne nous sera épargné ! Ce n’est pas fini. Sandoz t’emmènera certainement avec lui. Comment, sans toi, haranguerait-il les troupes ? En français ? Tu vas devenir interprète sous-inspecteur, ou quelque chose comme ça. Un anarchiste inspecteur aux Armées, ce n’est pas drôle ?
    — Je n’accepterai pas.
    — Mais si, accepte. Tu rencontreras peut-être Trotski. En tout cas tu voyageras dans son train.
     
    Lorsque Fred revint à l’état-major

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