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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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de la garde noire, la jeune femme aux cheveux courts ne s’y trouvait plus.
    Igor l’informa qu’elle était retournée en Ukraine, rejoindre Makhno.
    — Qui est Makhno ?
    — Un paysan ukrainien, libéré par la Révolution de la prison Boutyrki, où il était enfermé depuis six années. C’est lui qui entraîne l’Ukraine vers l’édification d’une société paysanne libertaire. Il doit repousser les Allemands à l’ouest, les blancs au sud. Ce fils de serf a hérite du génie guerrier des cosaques zaporogues. Il est imbattable. Tout le monde le craint, même l’armée rouge de Trotski.
    — C’est lui qui fusille les prisonniers ?
    — Il a un défaut. Il boit trop. Nous buvons tous trop. Quand il a trop picolé il devient méchant. Seulement il faut aussi comprendre la misère de ces paysans, leur haine. L’Ukraine explose avec Makhno. Makhno est un ancien anarchiste terroriste. Il garde de mauvaises habitudes.
    Fred pensa à Valet. Valet, né quelques années plus tard, aurait peut-être pu devenir un Makhno français ? Valet qui, lui, comme tous les copains de la bande à Bonnot, ne buvait que de l’eau.
    — Nous, à Paris, murmura Fred, nous ne buvions jamais d’alcool. Pas de vin, pas de tabac, pas de viande. Ils m’ont intoxiqué à la guerre avec leur sale eau-de-vie. Mais vous, alors, qu’est-ce que vous lampez, c’est pas croyable !
    — Je vais te raconter une histoire, dit Igor. Une histoire que j’ai vécue. Une histoire que les historiens de la Révolution ne retiendront pas car elle leur paraîtra immorale, absurde, anti-historique, quoi ! Juste après Octobre, dans les jours qui suivirent immédiatement, la Révolution faillit périr. Oui, elle a failli périr, noyée dans l’alcool. J’y étais. Je ne buvais pas dans ce temps-là et j’ai donc tout vu, tout observé. Avec quelques camarades nous essayâmes d’empêcher le navire Révolution de sombrer corps et biens. Je peux même jurer que si la Révolution n’est pas morte noyée dans la dernière semaine d’octobre 1917, c’est parce que quelques anarchistes sobres et vertueux tinrent en main le fanal de la Révolution au-dessus du flot montant de la saoulerie universelle.
    » Il était bien normal que les insurgés fêtent leur victoire, qu’ils se détendent les nerfs en buvant un bon coup. Seulement, tout le reste de la population suivit. Il y a toujours plus de badauds que de combattants, dans une révolution, mais lorsqu’il s’agit de triompher tout le monde veut en être. Une orgie sauvage déferla sur Petrograd. Toi qui aimes Tolstoï, tu as lu dans Guerre et Paix comment une marée d’émeutiers sort de trous à rats dans Moscou en flammes, au moment du départ de Napoléon et de son armée. Eh bien, la même chose se produisit. Kerenski chassé, les derniers débris du tsarisme enfuis, toute la pauvreté de la ville se révéla. Tous les pauvres, tous les infirmes, tous les vagabonds, comme des cloportes, déboulèrent des ruines, se ruèrent vers les caves du palais d’Hiver, en tirèrent les bouteilles, se saoulèrent à mort sur place. Les soldats, que Trotski envoya pour les déloger, leur arrachèrent les bouteilles des mains, mais au lieu de les détruire, ils crurent plus simple de se les vider dans le gosier. Ce fut le commencement de l’enivrement général qui gagna toute l’armée. Le régiment Préobrajenski, le plus discipliné, dépêché pour rétablir l’ordre, ne résista pas à la contagion. Les caves du palais d’Hiver accumulaient tant de vins et de spiritueux que les soldats n’arrivaient pas à l’éponger. Le régiment Pavlovski, rempart révolutionnaire entre tous, vint à la rescousse et tomba lui aussi le nez dans le ruisseau. Que dis-je, le ruisseau ! De rivière, l’alcool devenait fleuve. Les gardes rouges eux-mêmes glissaient dans l’orgie. On lança les brigades blindées pour disperser la foule. Elles entrèrent dans le tas, cassèrent quelques jéroboams et, finalement, les blindés se mirent à zigzaguer et à défoncer les murs des celliers et des cafés aux volets clos. Des escouades de pompiers, chargés d’inonder les caves, s’enivrèrent à leur tour. J’assistais, atterré, à cet effondrement de la Révolution. Si Kerenski avait alors osé revenir, si les généraux blancs avaient su dans quel état se trouvaient les insurgés dans les semaines qui suivirent la prise du palais d’Hiver, la Révolution était balayée en un tour de main.

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