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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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rejeter ensuite. Ces officiers, même s’ils sont d’esprit conservateur, valent mieux que ces pseudo-socialistes qui passent leur temps à intriguer. »
    Fred était abasourdi d’entendre qu’il fallait rétablir dans leurs grades les larbins du tsar.
    — Le travail, la discipline et l’ordre sauveront la République soviétique, ajouta Trotski.
    C’en était trop. Fred intervint :
    — Camarade commissaire, le libellé de votre décret fondateur de l’armée rouge commence par : « L’une des tâches fondamentales du socialisme est de délivrer l’humanité du militarisme. Le but du socialisme est le désarmement général. »
    Sandoz blêmit, regarda Fred d’un air navré et s’empressa de parer à l’une de ces crises de fureur dont Trotski était coutumier lorsqu’un contradicteur interrompait ses discours.
    — Notre camarade Barthélemy, qui m’est si dévoué, qui nous est si dévoué, est néanmoins anarchiste. Enfin, il l’était avant d’adhérer à la section française du Parti.
    Trotski, d’abord dédaigneux, se reprit très vite. Il savait ainsi, lorsqu’il voulait convaincre, passer sans transition du mépris au charme. Et il aimait convaincre.
    — À Paris, dit-il, les anarcho-syndicalistes étaient mes meilleurs amis : Monatte, Rosmer… Il existe en France une tradition de l’anarchisme ; pas en Russie. Bakounine et Kropotkine ne jouèrent un rôle qu’en exil. En 17, les anarchistes ne comptaient en Russie que quelques milliers d’individualistes. Leur rôle n’en a pas moins été capital en Octobre, je le reconnais. C’est même le groupe anarchiste d’Anatole Gelezniakoff qui a dispersé l’Assemblée constituante. Depuis, tous les anarchistes sérieux nous rejoignent, comme vous l’avez fait vous-même. Il n’empêche que vous nous créez souvent des problèmes. Vous ne pouvez empêcher que votre esprit petit-bourgeois vous remonte à la gorge. Nous aussi, nous avons dénoncé le militarisme, encouragé les soldats à se révolter contre la discipline. Nous chantions le couplet de L’Internationale :
     
    Nos balles seront pour nos propres généraux…
     
    À la stupéfaction de Fred et de Sandoz, Trotski chanta à tue-tête :
     
    Appliquons la grève aux armées,
    Crosse en l’air et rompons les rangs !
    S’ils s’obstinent, ces cannibales,
    À faire de nous des héros,
    Ils sauront bientôt que nos balles
    Sont pour nos propres généraux.
     
    Invraisemblable d’entendre dans ce train blindé hérissé de mitrailleuses les paroles les plus blasphématoires d’un communard français !
    Trotski ricana, puis enchaîna brusquement :
    — Qu’ai-je proclamé devant les plénipotentiaires allemands et autrichiens à Brest-Litovsk ? Que nous nous retirions du conflit, que nous lancions l’ordre de démobilisation générale. Où trouverez-vous dans l’Histoire un exemple de démobilisation unilatérale semblable ? J’attendais qu’après un tel acte pacifiste les ouvriers allemands, autrichiens, français, anglais, italiens, décrètent la grève générale et congédient eux-mêmes leur armée. Or, qu’arriva-t-il ? Rien. Le prolétariat occidental ne bougea pas. Et les armées allemandes se ruèrent sur la Russie désarmée. Puisque le monde entier voulait étrangler notre révolution, il fallait bien que j’organise des groupes de partisans. Les gardes rouges ont été l’embryon de l’armée nouvelle. Notre propagande antimilitariste nuit encore à son recrutement. Nous en venons donc à devoir combattre l’état d’esprit que nous avons nous-même créé. Quel âge avez-vous, camarade Barthélemy ?
    — Vingt ans.
    Trotski se tourna vers Sandoz :
    — Un gamin.
    Puis il ajouta, avec ce rire sec (ce rire méphistophélique, disait son ennemi Zinoviev) :
    — Un gamin de Paris… J’ai presque le double de votre âge. Si l’on n’est pas anarchiste à vingt ans, on est un salaud. Si on le reste à quarante, on est un imbécile.
    Sur cette forte parole, qui n’était pas de lui, il s’assit à sa table de travail, enleva son bonnet de fourrure découvrant une chevelure rousse, hirsute, et congédia ses deux visiteurs d’un geste agacé du poignet.
    De semaine en semaine le train blindé roula vers le sud, interminablement. Sa masse grise fendait l’immensité blanche des plaines enneigées et désertes. Fred regardait par le hublot de son wagon ce paysage monotone. De temps à autre, des forêts de bouleaux

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