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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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restaurant, la réserve de vivres et de vêtements, l’infirmerie, le garage à autos. Des stations de télégraphe et de radio permettaient au train de garder le contact avec Moscou et d’envoyer des ordres aux commissaires politiques isolés dans l’immensité du territoire.
    — Accompagne-moi, dit Sandoz à Fred, Trotski va nous recevoir.
    Le wagon du commissaire du peuple à la Guerre (Trotski, toujours préoccupé de sa stature devant l’Histoire, refusa le portefeuille de ministre de l’intérieur que lui offrait Lénine, voulant éviter d’apparaître comme le premier des flics bolcheviks) avait appartenu au ministre tsariste des Chemins de fer. Assis à une petite table du salon transformé en bureau-bibliothèque, Trotski révisait les feuilles dactylographiées des articles qu’il venait d’écrire pour le journal quotidien, imprimé dans le train et distribué le long du parcours. Lorsqu’il se leva pour serrer les mains de Sandoz et de Fred, ce dernier fut frappé par son visage mince, aigu, ses joues creuses, sa barbe rousse qui pointait en avant. Moins grand que Fred, mais d’une assez haute stature, il était vêtu d’un blouson de cuir un peu trop étroit pour sa poitrine large, d’une culotte militaire, de guêtres et d’un bonnet de fourrure avec l’insigne de l’armée rouge. Ainsi accoutré, il paraissait déguisé. Sans doute est-ce cette impression de déguisement qui laissera pour toujours à Fred le sentiment que Trotski était un homme de théâtre. Des deux années qu’il avait vécu en France, il conservait un bon usage du français qu’il parlait néanmoins avec emphase en forçant le ton de sa voix. Il se sentait obligé de discourir devant ses deux auditeurs comme s’il se trouvait face à une foule, de marcher de long en large, de faire des mouvements de persuasion avec ses bras et ses mains. Il se reportait sans cesse à une grande carte de Russie clouée sur une paroi du wagon, indiquant à Sandoz le trajet du train, les points forts où l’inspection des troupes serait le plus nécessaire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Trotski, infatué de sa personne, ne s’en cachait pas. En dialoguant avec Trotski, Sandoz était aux anges. Plus Fred les écoutait, les regardait, plus il les considérait comme des comédiens madrés. Il s’aperçut tout à coup que ce qui lui avait toujours paru faux chez Sandoz venait tout simplement de ce que celui-ci imitait Trotski. Il n’en était qu’une doublure, une pâle réplique. Trotski jouait la comédie, soit, mais avec quelle intelligence, quelle malicieuse ironie. Son air hautain, déplaisant, se rachetait par l’énergie qui émanait de toute sa personne. Toutefois il ne pouvait s’empêcher de se laisser aller à des boutades, dont on voyait bien qu’à peine proférées il les prenait lui-même au sérieux. À Sandoz qui lui exprimait son regret de ce qu’il avait abandonné le commissariat aux Affaires étrangères, Trotski répondit avec désinvolture : « La révolution n’a pas besoin de diplomates. Je me suis contenté de lancer quelques proclamations révolutionnaires et puis j’ai fermé boutique. »
    Ce que Fred entendait dans le wagon de Trotski avait quelque chose d’ahurissant. Trotski donnait à Sandoz ses instructions pour les inspections en automitrailleuse. Il disait : « Les comités de soldats doivent être centralisés et disciplinés. Ils ne peuvent continuer à élire leurs officiers. Il faut que vous vous attachiez à combattre les déviations antimilitaristes. Nombreux sont encore les bolcheviks qui voient dans toute armée un instrument contre-révolutionnaire. Il nous faut donc faire appel aux services des anciens officiers tsaristes pour encadrer notre armée rouge naissante. » Surpris, Sandoz objecta : « Le camarade Lénine ne propose-t-il pas, au contraire, de chasser de l’armée tous les officiers tsaristes ?
    — Exact, confirma Trotski, mais j’ai répliqué au camarade Lénine : Savez-vous combien j’ai accepté d’officiers tsaristes dans l’armée rouge ? Je ne sais pas, a répondu le camarade Lénine. Dites un chiffre, par exemple. Je ne sais pas. Pas moins de trente mille, camarade Lénine. Et comme le camarade Lénine s’effrayait des trahisons probables, je lui ai assuré que, pour un traître, je pouvais miser sur cent officiers loyaux. Je ne crois pas, comme Zinoviev, qu’il faille presser comme des citrons les officiers tsaristes et les

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