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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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Mais eux aussi, peut-être, sans doute, noyaient dans la vodka leur défaite. Nous étions seulement quelques camarades obstinément à jeun qui essayions de colmater les brèches. On clouait des barricades devant les bistrots et les caves. Les soldats escaladaient les maisons par les fenêtres. Markine, ancien matelot de la Baltique, entreprit de détruire à lui seul, sans boire une seule gorgée d’alcool, tous les dépôts du palais d’Hiver. Chaussé de hautes bottes, il s’enfonçait dans un flot de vin, jusqu’aux genoux. Des tonneaux qu’il éventrait, le vin giclait en ruisseaux qui s’écoulaient hors du palais, imprégnant la neige, vers la Neva. Les ivrognes se précipitaient vers ces traînées rouges, lampaient à même dans les rigoles. Non seulement la garnison de Petrograd, qui joua un rôle si déterminant dans les révolutions de février et d’octobre, se désintégra et disparut dans cette beuverie énorme, mais la contagion éthylique gagna ensuite la province. Des trains qui transportaient du vin et des liqueurs étaient pris d’assaut par les soldats. La vieille armée russe ne s’effondra pas sous la ruée des Autrichiens et des Prussiens, elle se délita dans les vapeurs d’alcool. Si Trotski s’acharna à vouloir signer la paix à Brest-Litovsk, c’est qu’il savait que l’armée russe n’existait plus. L’armée russe était saoule. L’armée russe s’était noyée dans une orgie inimaginable. Trotski a bluffé à Brest-Litovsk en proposant aux Allemands de démobiliser les troupes russes. Elles s’étaient démobilisées elles-mêmes.
    — Alors Sandoz va inspecter quoi, s’il n’y a plus d’armée ?
    — La nouvelle, celle que Trotski forme avec des militants sûrs, l’armée rouge.
    — Tu me disais que Lénine s’était prononcé pour l’abolition du potentiel militaire.
    — Oui. Il s’est aussi prononcé pour la suppression de la police. Puis il a laissé ce maudit Polak de Dzerjinski créer la Tchéka. Maintenant Trotski, le plus antimilitariste des bolcheviks, est notre nouveau Koutousov. Que faire ? Les armées blanches attaquent au sud et à l’est, les Allemands pénètrent en Ukraine. Comme Makhno, nous devons apprendre à guerroyer contre nos ennemis. Lorsque nous les aurons vaincus, nous détruirons la guerre à tout jamais et dissoudrons toutes les armées. Aujourd’hui, on ne peut pas.
     
    Au début de l’année 1919, Fred accompagna donc Sandoz dans le fameux train blindé de Trotski. L’idée du train blindé participait de ce goût du théâtre, de ce goût des coups de théâtre, inhérent au génie de Trotski. Trotski avait le don de créer des mythes, notamment son propre mythe. Parmi tant de grands acteurs révélés par la révolution d’Octobre, il fut sans aucun doute le meilleur tragédien et aussi le metteur en scène qui possédait au plus haut degré le sens du spectaculaire. En un temps où la puissante armée tsariste, en lambeaux, se mettait d’elle-même au rebut, le train blindé apparaissait comme l’image inoubliable d’une nouvelle force. Il ressuscitait aussi de vieilles peurs, celle du dragon crachant des flammes, invincible ; celle du serpent géant et de tous les monstres sortis des enfers. Au moment où la Révolution s’attachait à détruire l’État, l’armée, la bureaucratie, le train blindé réintroduisait dans tout le pays une représentation du pouvoir, certes fugitive, mais d’autant plus inquiétante qu’elle arrivait subitement, jugeait sur place et repartait vers des destinations inconnues. C’était une sorte de gouvernement volant, insaisissable qui, lorsqu’il s’arrêtait en pleine campagne, débarquait des automobiles armées de mitrailleuses qui patrouillaient alentour. Le train semblait ainsi se démultiplier. Il accouchait de monstres mécaniques qui surgissaient dans les bourgades et les villes comme des anges de l’Apocalypse. Deux locomotives étaient nécessaires pour traîner un convoi aussi lourd. Vomissant de la fumée noire, des jets d’eau bouillante, des étincelles de charbon, elles terrifiaient autant que les tourelles pivotantes au-dessus des wagons d’où sortaient les canons des armes automatiques.
    Fred et Sandoz prirent place dans le wagon des secrétaires qui suivait immédiatement celui où Trotski s’enfermait pendant toute la durée du voyage. Venaient à la suite les wagons qui contenaient l’imprimerie, la bibliothèque, la salle de jeux, le

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