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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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s’appuyant toujours sur cette Révolution française à laquelle il vouait un culte exalté. Il distribuait les rôles de ce théâtre qu’il improvisait, attribuant à Lénine celui de Robespierre et à lui-même celui de Danton. Bien sûr, Zinoviev, son cauchemar, c’était Marat. « La Révolution française forma quatorze armées, disait-il, moi j’en placerai seize sur les fronts révolutionnaires de la République soviétique. »
    Pour l’instant, tout le pouvoir des bolcheviks tenait dans ce train blindé qu’il promenait du nord au sud, de l’ouest à l’est, et dans quelques régiments commandés par d’anciens officiers du tsar, comme ce Toukhatchevski devenu le général le plus prestigieux de l’armée rouge. D’une armée rouge encore velléitaire et qui, en fait, n’existait que dans l’utopie de Trotski. Imitant, une fois encore, la Révolution française, il avait adjoint des commissaires politiques à tous les degrés de la hiérarchie militaire, du grade de commandant jusqu’aux généraux. Il s’angoissait d’un possible Bonaparte, voire d’une Charlotte Corday. Pour Lénine, Fanny Kaplan ne joua-t-elle pas le rôle avorté de Charlotte Corday ? Trotski, lui, voyait Charlotte Corday, sa Charlotte, sous les traits de la Spiridonova, qu’il exécrait. Étrange, douloureuse et fascinante créature que cette Marie Spiridonova, membre de ce parti socialiste révolutionnaire auquel Trotski avait lancé son fameux anathème ; « Votre rôle est fini. Allez donc à la place qui est la vôtre : dans les poubelles de l’Histoire ! »
    Sandoz interrompit le monologue de Trotski en lui racontant sa rencontre de l’ancien forgeron qui se disait non pas un héros, mais un serf.
    — Cette apathie du monde paysan face à la révolution n’est-elle pas inquiétante ?
    Trotski répliqua :
    — C’est tout le contraire avec les ouvriers, camarade Sandoz. Tout le contraire. Les ouvriers, qui forment le noyau dur de l’armée rouge, sont tous des héros, prêts au sacrifice de leur vie. Je n’ai qu’un reproche à leur faire : qu’ils se disposent plus à se sacrifier pour la cause révolutionnaire qu’à accepter de nettoyer leur fusil et de cirer leurs chaussures.
    Et il se mit à rire, de son rire sardonique, qui n’était jamais un rire gai.
     
    La pagaille que Fred retrouva à Moscou contrastait à tel point avec la rigueur et la discipline que Trotski imposait aux passagers du train blindé qu’il repensa aussitôt à cette phrase de Kropotkine : « La vraie révolution sera celle de la canaille et des va-nu-pieds. » Kropotkine récupérait ainsi ce que Marx appelait avec dédain le lumpen proletariat, le « prolétariat déguenillé ». Ce prolétariat déguenillé n’emplissait-il pas les rues de Moscou ? L’élite ouvrière combattait dans l’armée rouge. Tous les militants mobilisés, il ne restait dans la capitale que des ilotes, errant comme des chats abandonnés. Chapardeuse, querelleuse, cette population clochardisée s’accrochait aux basques des révolutionnaires qui devaient la traîner comme le forçat son boulet.
    Dans ce tumulte de Moscou en perpétuelle effervescence, de Moscou qui s’asphyxiait de son surcroît de population indigente, dans cette cohue, dans cette tension d’idéologies antagonistes, Fred songeait au train blindé. Jamais sans doute pareille identification à un État, à un pouvoir, ne s’était-elle produite avec autant d’intensité que dans ce palais ambulant. Le char de l’État, oui, quelle juste image ! Le char de l’État bardé de canons, de mitrailleuses, de fusils, glissant sur des rails, implacablement, assuré de son invulnérabilité, répandant à son approche la crainte, pour ne pas dire la terreur. Fred ressentait l’impression de s’être introduit dans le cœur de ce monstre, tant haï, que Valet et ses amis tentèrent jadis naïvement de détruire avec leurs petits brownings. L’État dans sa carapace blindée, tracté par des dragons crachant de la vapeur de tous leurs naseaux. L’État, que Lénine et Trotski affirmaient vouloir abolir et dont ce train représentait le plus absolu des symboles.
    Les dirigeants soviétiques ne se rendaient aucunement compte de l’isolement de leur action. Si quelqu’un leur avait souligné que leur seule puissance réelle tenait dans ce train blindé itinérant, ils auraient pris cela pour une blague. Non seulement ils ne se voyaient pas isolés, mais ils se

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