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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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bolcheviks par l’Allemagne, dont il avait, en Suisse, signé le protocole. Guilbeaux, fort de l’appui de Lénine, envisageait bien sûr de ravir à Sandoz la place de représentant du « prolétariat français » auprès du parti bolchevik. Pour déjouer cette ambition, Sandoz imagina, de concert avec Prunier, de faire élire Alfred Barthélemy président du groupe français communiste de Moscou. C’était un peu gros, mais Sandoz usa de son amitié avec Trotski et Victor Serge agit auprès de Lénine. La manœuvre réussit. Du dernier rang, Fred se trouvait tout à coup projeté au premier. Il s’ensuivit une lutte d’influences qui conduisit Sandoz à ne plus guère résider à Moscou, ses missions d’inspecteur général aux Armées constituant l’essentiel de son travail. Quant à Guilbeaux, il ménageait Fred que sa soudaine ascension rendait à la fois intéressant et dangereux.
    Dans cette seconde année de la Révolution soviétique, tous les titres étaient plus ou moins fallacieux. Chacun se parait de pouvoirs exagérés. Aussi bien Lénine, qui croyait tenir en main tous les leviers de la révolution mondiale et ne comprenait pas pourquoi l’Angleterre tardait à décapiter son roi ; aussi bien Trotski, souverain incontesté, mais seulement dans un train fantôme ; aussi bien Zinoviev, persuadé d’être le seul dauphin de Lénine ; aussi bien Sandoz qui se prenait pour un général alors qu’il n’était qu’un inspecteur ; aussi bien Guilbeaux qui se voyait déjà poète officiel du nouveau régime. Fred n’affabulait pas sur ses propres pouvoirs, mais les autres affabulaient pour lui. En forçant la note, en gonflant les effectifs, en donnant au président du groupe français communiste de Moscou une dimension exagérée, ce dernier finissait par exister, par prendre un poids imposant. Il deviendra même redoutable lorsqu’il sera l’une des branches du Komintern.
    C’est pourquoi, au printemps 1919, Alfred Barthélemy fut invité avec de grands égards à assister, dans une salle du Kremlin, au congrès du parti bolchevik. Assis à la tribune, tout près de Lénine et de Trotski, il s’aperçut très vite que l’unanimité était loin de se faire parmi les fondateurs de la République soviétique. Tous, sauf Lénine qui exprimait une force tranquille et ne cessait de sourire en se caressant la barbiche, tous gardaient un air tendu, griffonnaient rapidement des notes, regardaient l’orateur en exercice avec inquiétude, comme si, de ses paroles, risquait d’échapper on ne sait quelle catastrophe.
    Fred les observait, les uns après les autres, avec une intense curiosité.
    Ainsi Boukharine, chef des communistes de gauche, c’était ce petit homme fluet, discret, à la physionomie si gentille, vêtu de modestes vêtements bruns et dont la voix tendait à se briser. Ainsi Kamenev, représentant l’aile droite, c’était cet individu froid, flegmatique. Aussi froid et flegmatique que ce Staline, qui ne disait rien, gardait un visage impassible ; ce Staline accusé par Trotski d’être la plus éminente médiocrité du parti. N’empêche que le bureau politique comprenait seulement cinq hommes et que Staline était de ceux-là. Lénine, Trotski, Staline, Kamenev, Boukharine, tous les cinq menaient la destinée de la nouvelle Russie, peut-être même la destinée du monde. Mais combien ils apparaissaient à Fred fragiles, hésitants, s’épiant les uns les autres. Combien, sauf Lénine, ils semblaient indécis, anxieux, moroses.
    Lénine interrompait rarement un orateur. Seule sa mimique, si expressive, soulignait son accord ou la délectation qu’il prendrait bientôt à mettre de l’ordre dans le désordre des esprits. Lénine n’allait jamais se placer au pupitre, préférant se lever et marcher de long en large à la tribune, pour donner plus de poids à ses propos. On avait toujours l’impression qu’il corrigeait avec bienveillance les examens oraux de ses élèves. Il se tenait, de par sa position dans la salle, et la manière dont il réagissait aux propos de ceux qu’il considérait (et qui se considéraient) comme ses disciples, au-dessus de la mêlée. Un Jupiter aimable, un Jupiter laïque, en costume d’homme de loi.
    Ses deux pouces enfoncés dans son petit gilet, il parlait lentement, d’une voix un peu rauque. Lorsqu’un vieux bolchevik comme Zinoviev, qui supportait mal la prédominance de Trotski, critiquait l’action de l’armée rouge et

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