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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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couverts de givre, rompaient la monotonie du parcours. Les rivières, les fleuves, gelés, se fondaient dans l’immensité blanche. On n’entendait que le crissement des roues métalliques et le halètement des pistons des locomotives. Parfois, le train s’arrêtait, bloqué par les congères. Les soldats descendaient sur la voie avec des pelles et dégageaient les rails.
    Le froid était si vif à l’extérieur que les wagons semblaient chauffés. La seule source de chaleur dans les compartiments venait pourtant seulement des réchauds sur lesquels bouillait, du matin au soir, l’eau des samovars. Le thé brûlant, une petite portion de pain bis, du poisson séché, quelques biscuits rances, constituaient l’ordinaire des occupants du train de Trotski. Menu frugal, mais privilégié si on le comparait à l’état de famine qui continuait à frapper la population russe. Le thé, auquel Fred avait bien fini par prendre goût, lui rappelait bien sûr Victor et Eichenbaum, les deux amis russes de son adolescence. Victor était-il resté à Barcelone et Eichenbaum en Amérique ? En tout cas leurs noms n’apparaissaient nulle part, sur toutes ces proclamations, ces décrets, ces articles, que Fred traduisait pour Sandoz. Bien qu’il eût préféré demeurer à Moscou avec Igor et ses compagnons, il se rendait bien compte de la situation exceptionnelle que lui donnait son rôle d’accompagnateur de Sandoz. Ne serait-ce que par la masse des écrits qu’il lisait et qui lui révélaient toute la complexité, toutes les contradictions, de la Révolution russe. En réalité, le destin de la Révolution oscillait entre l’utopie marxiste et l’utopie libertaire. Les bolcheviks se voulaient marxistes, mais tous restaient imprégnés d’idées anarchisantes. À commencer par Lénine qui revenait perpétuellement dans ses textes sur la nécessité de détruire non seulement l’État tsariste, mais tout État, tout État en soi. Fred recopiait, pour lui-même, pour sa propre éducation politique, pour la propagande qu’il devrait faire lorsque les soviets l’enverraient en mission en France, ces phrases de Lénine : « Aussi longtemps qu’il y a un État, il n’y a pas de liberté… Sur la suppression de l’État comme but, nous sommes tout à fait d’accord avec les anarchistes… L’expression l’État se meurt est très heureuse, car elle exprime à la fois la lenteur du processus et sa fatalité matérielle. »
    La « lenteur du processus », voilà ce qui séparait anarchistes et marxistes. Les anarchistes exigeaient la suppression de l’État tout de suite, les marxistes en repoussaient l’application à une date indéterminée. La méfiance des libertaires envers les bolcheviks tenait dans cette indétermination.
    Mais lorsque, au III e congrès des Soviets, voilà un an, Lénine s’écriait : « Les idées anarchistes revêtent maintenant des formes vivantes » ; lorsque Trotski écrivait : « L’activité du soviet signifie l’organisation de l’anarchie », comment ne pas adhérer au grand mouvement qui entraînait aujourd’hui la Russie dans un destin exemplaire, prélude à la révolution mondiale où Fred avait déjà sa place.
    Une tache noire, au loin, qui s’élargissait sur la neige, le tira de sa rêverie. La tache se rapprochait, semblait zigzaguer, prenait soudain du volume et bientôt Fred distingua par la fenêtre une troupe de cavaliers qui fonçait vers le train.
    Sandoz regardait par la même vitre, anxieux. Les cavaliers se rapprochaient au galop. Le vacarme continu provoqué par la carapace métallique des fourgons, où des pièces ne cessaient de s’entrechoquer, ne permettait pas de percevoir le grondement des sabots de chevaux, d’ailleurs étouffé par la neige.
    — Les cosaques ! s’écria Sandoz.
    Les chevaux s’avancèrent près du train, à toute allure, jusqu’à le frôler, et bifurquèrent parallèlement aux wagons. Les cavaliers, debout sur les étriers, leur fusil brandi au-dessus de leur tête, hurlaient on ne sait quoi. Le train continua sa route, tout droit, sans que les chauffeurs des locomotives paraissent s’apercevoir de la bruyante escorte. Puis, aussi brusquement qu’ils étaient venus, les cosaques tournèrent bride et s’éloignèrent dans la steppe.
    — Amis ou ennemis ? demanda Fred.
    Sandoz épongea la sueur qui coulait sur son visage.
    — Qui le sait ? Notre mission est justement de nous trouver des amis.
    Le train

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