La mémoire des vaincus
s’arrêta près d’une forêt. Les locomotives manquaient de bois de chauffage. Une auto, descendue du convoi, partit à la recherche d’un village d’où elle ramènerait des bûcherons. Comme l’étape serait longue, une seconde auto fut larguée. Sandoz et Fred y prirent place, avec un mitrailleur et quelques soldats qui s’y entassèrent comme ils purent, avec leurs grenades, leurs chapelets de balles et leurs fusils. Détachées du train, les voitures s’avançaient vers les lignes du front. Les commissaires qui y étaient dépêchés devaient réformer l’armée sous le feu de l’ennemi. Fred, Sandoz et leur escorte traversèrent plusieurs villages, absolument déserts. Désertion d’autant plus étrange que certaines cheminées fumaient. Un des soldats dit à Fred que les paysans avaient sans doute entendu le train et qu’ils se cachaient dans la taïga.
— Que craignent-ils donc ?
— Ils se sont partagé les domaines des boyards, croyant la révolution finie. Quand le train arrive, ils se disent que c’est peut-être bien le diable, qu’ils ont péché contre Dieu en s’appropriant des terres ne leur appartenant pas et que le diable apporte de nouveaux maîtres.
— Que dit-il ? demanda Sandoz.
— Il m’a l’air assez stupide. Il parle du diable.
— Bien sûr, le diable et son train, ricana Sandoz. Où se planquent les paysans ? Sont-ils déserteurs ?
— Tous les paysans sont déserteurs, répondit le soldat. Sauf ceux qui suivent Makhno.
Fred demanda qui était Makhno, mais en même temps il se souvint de la jeune femme aux cheveux ras repartie en Ukraine. Il ressentit une impression d’étouffement, une oppression telle que la tête lui tourna et qu’il crut défaillir.
— Que dit-il ? demanda Sandoz.
Fred haletait. Un coup de pied dans le ventre ne lui aurait pas fait plus mal.
— Que dit-il ? répéta Sandoz.
— Que tous les paysans sont déserteurs.
— On dénombrait quinze mille déserteurs quand Trotski arriva au commissariat à la Guerre de Riazan. Il sut les haranguer et tous sont maintenant soldats de l’armée rouge.
Le chauffeur de l’automobile montra de la main une masse noire au loin.
— Il dit que c’est une ville. Faut-il y aller ?
— Oui, répondit Sandoz.
Ils pénétrèrent dans un faubourg où la neige se transformait en murs de glace. La voiture se frayait difficilement un passage en suivant les traces de traîneaux. De certaines maisons écroulées, des poutres calcinées, comme des moignons noirs perçaient un linceul blanc. Il s’agissait d’une petite ville, dont l’église avait été aussi brûlée. Des femmes en haillons s’approchèrent. Un des soldats leur tendit des paquets de journaux ; le journal que Trotski rédigeait dans le train. Elles regardèrent ces papiers avec surprise, les attrapèrent néanmoins avidement, les enfouirent sous leurs châles, tout en marmonnant des sortes de prières.
— Elles demandent du pain, dit Fred.
— Du pain, du pain, grogna Sandoz. Qu’elles le fassent elles-mêmes, leur pain ! Nous, nous leur apportons le pain de l’esprit.
— Elles prennent ces paquets de journaux pour des briques de charbon, dit un soldat. Elles s’en serviront pour se chauffer.
Des enfants sortirent à leur tour des masures, si maigres et grelottants qu’ils paraissaient agonisants. Les mères les poussaient devant elles, leur ouvraient leurs bouches édentées, montraient leurs plaies aux jambes, des jambes nues par un froid de moins trente degrés.
Sandoz les écarta brutalement, hurlant :
— Ce sont les hommes que je veux voir !
La voiture s’avança jusqu’à la place centrale. Une femme déboucha d’une maison en titubant. Elle portait dans ses bras un petit cercueil en bois argenté qu’elle tendit à Sandoz.
— Tovaritch, je t’offre mon enfant. Pour le salut de la Sainte Russie ! Prends, tovaritch…
Fred traduisit.
— Elle est folle, s’écria Sandoz. Je veux voir les hommes. Où sont les hommes ? Dis aux troufions d’aller me chercher les hommes.
Les soldats sautèrent de la voiture, sauf le mitrailleur qui resta à son poste en observant attentivement les alentours. Ils revinrent assez vite en traînant un individu en blouse qu’ils avaient arraché de son isba sans lui donner le temps de se vêtir d’une pelisse.
— Interroge-le. Qui est-il ? Que fait-il là ? Où sont les autres ?
Fred traduisit les demandes de Sandoz et les réponses de
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