La mémoire des vaincus
l’inconnu.
— Il dit qu’il était autrefois forgeron, mais qu’on lui a volé ses outils ; qu’il s’est fait paysan ; que toutes les vaches, tous les cochons, ont été dévorés par les bandits ; que les mères n’ont plus de lait, que tous les bébés sont morts de la variole.
— Et les hommes ? Ce sont des hommes qu’il me faut.
— Il dit qu’ils sont tous morts du typhus.
— Pas tous, quand même ! Lui n’est pas crevé.
— Ceux qui ne sont pas morts ont été enlevés par les bandits.
— Quels bandits ?
— Les blancs, les rouges, les noirs, chacun a puisé dans le tas des vivants. Tous sont partis, sauf lui, qui se cache.
— Les rouges ne sont pas des bandits. Il raconte n’importe quoi.
— Il dit que tout le monde a faim et froid.
— On le sait. Le problème n’est pas là. Quand les rebelles tsaristes seront vaincus, la révolution apportera l’aisance pour tous.
Fred écoutait l’ancien forgeron, mais ne traduisait pas ses paroles devenues, soudain, inquiétantes. Ne racontait-il pas que le paysan russe n’était qu’un serf à peine affranchi, paresseux, crasseux, blasphémateur et que ces messieurs de Moscou et de Petrograd voulaient en faire un héros ; qu’ils ne s’adressaient qu’à des héros, alors qu’ils ne parlaient qu’à des serfs marqués par tous les stigmates de leur passé ; que lui-même n’était qu’un esclave prêt à baiser les mains de ses nouveaux maîtres ? L’ancien forgeron racontait tout cela sur un ton plaintif, comme une lamentation.
— Que dit-il ? s’agaça Sandoz.
Fred hésita.
— Il dit qu’il n’est pas un héros, mais un serf ; qu’il y a maldonne.
— L’imbécile !
Sandoz donna l’ordre au chauffeur de repartir. Les soldats lâchèrent l’ancien forgeron qui s’agenouilla et se prosterna devant la voiture qui démarrait.
L’automitrailleuse poursuivit son chemin, encore plus loin dans la glace et la neige. Ce paysage sinistre rappelait à Fred l’horreur que lui inspira la plaine flamande sous les obus. Là aussi il se voyait en pays hostile, incompréhensible. Ce monde rural lui demeurait totalement étranger. Malheureusement il n’était pas le seul révolutionnaire qui éprouvait une antipathie viscérale pour la paysannerie. Tous les révolutionnaires, russes ou occidentaux, à part Makhno, étaient des citadins, à qui la campagne, terra incognita, paraissait un univers antagonique. Fred partageait les mêmes préjugés que Sandoz, que Trotski, que Lénine. Un seul parti révolutionnaire russe défendait les paysans, celui des socialistes-révolutionnaires de gauche, que les bolcheviks considéraient comme des demi-fous.
Dans la taïga, la voiture de Sandoz finit par rencontrer des lambeaux de troupes hagardes, menées par des sous-officiers sortis du rang, qui erraient à la recherche d’un commandement. Rassemblés, ils eurent droit à un beau discours de Sandoz, traduit au fur et à mesure par Fred. Sandoz s’efforça de les persuader que des partisans isolés n’avaient plus de raison d’être, qu’ils devaient s’incorporer à une armée régulière et flatta en même temps les caporaux et les sergents en leur disant que, tout comme ceux de la Révolution française, ils portaient leur bâton de maréchal dans leur sac. Il les invita ensuite à suivre l’auto et à venir assurer Trotski de leur allégeance.
Ce qui fut fait.
Le train repartit dans son fracas de tôles. Il emportait en otages la femme et les enfants d’un officier traître qui avait fui chez Wrangel. Sandoz trouva le procédé choquant et s’en ouvrit à Trotski.
— J’ai décidé, dit Trotski, de condamner à mort les officiers suspects.
Sandoz se montra surpris :
— Mais la peine de mort a été abolie !
— On ne peut dresser une armée sans répression. On ne peut mener au trépas des masses d’hommes si le commandement ne dispose pas, dans son arsenal, de la peine de mort.
Il ajouta :
— La révolution est une grande dévastatrice de gens et de caractères. Elle pousse les plus courageux à leur extermination et elle vide les moins résistants.
Sandoz garda un silence désapprobateur.
Trotski se lança alors dans une de ses brillantes péroraisons, où l’Histoire le prenait tout entier, où il s’incorporait à l’histoire de la Révolution, des révolutions, qu’il citait en exemple pour sa propre action. Il se glissait dans la peau des personnages du passé,
Weitere Kostenlose Bücher