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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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écoutait Sandoz, attentif, comme si cette présentation d’un délégué subalterne lui importait autant que la réunion interrompue.
    — Bien, bien, camarade Barthélemy, dit Lénine.
    Et comme Sandoz lui disait que Fred était un disciple de Paul Delesalle, il ajouta :
    — J’ai fréquenté, moi aussi, la librairie de Delesalle. C’est une bonne référence, camarade Barthélemy. Je m’en souviendrai.
    À ce moment, Sandoz crut opportun de glisser ses phrases fielleuses contre Guilbeaux, condamné en France, assura-t-il, pour avoir touché de l’argent allemand. Lénine changea de visage. Ses petits yeux se bridèrent et son faciès s’allongea comme un museau de rat. Sans rien répondre, il se leva, fit volte-face et rejoignit la salle de réunion.
    Sandoz oubliait que toute allusion à un stratagème avec l’Allemagne restait un sujet tabou pour Lénine, sans cesse accusé lui-même par les pays occidentaux de demeurer un agent du Kaiser, déguisé en révolutionnaire. Lénine traînait à ses basques l’épisode de sa traversée de l’Allemagne en wagon plombé. À chacun son train. Celui de Lénine était moins glorieux que celui de Trotski. Cette intervention maladroite de Sandoz allait marquer à la fois le déclin de l’ex-capitaine et la montée spectaculaire d’Alfred Barthélemy.
    Sur la photo souvenir de la fondation de la III e Internationale, on voit au premier rang Guilbeaux à côté de Lénine et Sandoz au deuxième rang, près de Trotski. À partir de là, la haine de Sandoz pour Guilbeaux devint pathologique. À ce malheur pour Sandoz s’en ajouta un second. Sur proposition de Lénine, Zinoviev fut élu président de la III e Internationale. Zinoviev, l’ennemi de son ami Trotski. L’étoile de Sandoz s’éteignit.
     
    Les bureaux de l’internationale s’installèrent dans l’hôtel particulier de l’ancienne ambassade d’Allemagne. Sur le parquet, une large tache brune marquait l’endroit où le sang de l’ambassadeur, le comte von Mirbach, assassiné par deux tchékistes, sociaux-révolutionnaires de gauche, s’était répandu quelques mois plus tôt. En face du bureau de Zinoviev, se trouvait le service publiant en quatre langues (russe, anglais, allemand, français) la revue intitulée Internationale communiste. Fred fut chargé de l’édition française, en association avec un rédacteur technique, nouvel adhérent du groupe communiste français de Moscou, qui s’appelait Victor Serge.
    Lorsque Victor Serge arriva pour la première fois aux bureaux de l’internationale, Fred et lui crurent à une hallucination. Victor Serge était en effet le nouveau nom de Victor Kibaltchich, adopté pendant l’insurrection de Barcelone. Que Victor et Fred aient suivi le même chemin politique, leur semblait aussi inouï à l’un qu’à l’autre.
    — Toi, répétait Victor, toi mon petit gamin de Paris, ici, dans ma patrie russe ! Toi devenu un homme, un militant révolutionnaire conscient et organisé ! Mais ce simple phénomène prouverait la validité de notre combat ! De la bande à Bonnot à Lénine, quel parcours n’avons-nous pas fait !
    — Et Rirette ?
    — Ah ! Rirette, c’est le passé. La vie insouciante. Nous étions bien jeunes ! Et ta petite Flora ?
    — Disparue. On a fait des recherches qui ne donnent rien. Si tu savais l’adresse de Rirette, peut-être que…
    — Regarde devant toi, Fred, jamais en arrière.
    Il chantonna :
     
    Du passé, faisons table rase
    Foule esclave, debout, debout !
    Le monde va changer de base :
    Nous ne sommes rien, soyons tout.
     
    — J’ai hâte de retourner en France, dit Fred, pas pour le passé, mais pour l’avenir. On m’y enverra bientôt, je l’espère. Et je retrouverai Flora.
     
    Fred partagea très vite l’antipathie de Sandoz pour Henri Guilbeaux. Ne serait-ce que parce qu’il harcelait la Tchéka de notes confidentielles. Avec ses chemises vertes, ses complets verdâtres, ses cravates pois-cassés, Guilbeaux donnait l’impression d’un légume défraîchi. De son amitié avec Romain Rolland, qu’il n’avait cependant pas encore convaincu de rejoindre le camp bolchevik, il bénéficiait d’une réputation de fin lettré. Il composait d’ailleurs lui-même des vers, qu’il déclamait et que Lénine préférait à ceux de Marinetti, pourtant très prisés dans l’avant-garde littéraire russe. Il est vrai que Guilbeaux portait à son crédit l’organisation du passage des

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