La mémoire des vaincus
persuadaient que le monde entier les regardait. Tous pensaient que Berlin, Vienne. Varsovie, s’apprêtaient à renverser leur gouvernement bourgeois et à instituer des Républiques soviétiques qui s’uniraient aussitôt à celle de la Russie ; qu’ensuite, tout naturellement, le reste de l’Europe suivrait. C’est pourquoi Lénine crut à l’urgence de proclamer la faillite de la II e Internationale socialiste, qui boudait la Révolution russe, et d’instituer une III e Internationale communiste en réunissant à Moscou les délégués de toutes les nations possibles. Proclamer la faillite de la II e Internationale était une chose, en concrétiser la déchéance en était une autre. Le fait que dans tous les pays européens, les anarchistes et les anarcho-syndicalistes soutenaient pratiquement seuls la Révolution russe ne concourait pas à entraîner l’adhésion des socialistes, alors marxistes orthodoxes. En Allemagne, Rosa Luxemburg jugeait elle-même prématurée l’adhésion à la III e Internationale, alors que le leader anarchiste Erich Mühsam exhortait ses camarades à épauler les soviets en raison des thèses de Lénine sur le dépérissement de l’État. Le blocus qui enfermait la Russie rendait le voyage des délégués occidentaux difficile et dangereux. Arrivèrent néanmoins à la conférence du 2 mars 1919 un Allemand spartakiste, Hugo Eberlein, et un Autrichien, Gruber. Trois délégués représentaient cavalièrement la France : Sandoz, Prunier et Barthélemy. La plupart des autres nations figuraient également dans cette réunion par un accommodement avec le ciel bolchevik puisque, comme la section française, elles étaient personnifiées par des représentants vivant en Russie, certains même de nationalité russe, jadis exilés en Occident.
Pour sa création, la III e Internationale ne comptait que vingt participants. Comparée à la II e Internationale, il s’agissait donc tout au plus d’une secte schismatique aux ambitions dérisoires. Sandoz, chef de la délégation française, se croyait au moins l’égal de Clemenceau. Quant à Prunier, depuis qu’il avait abandonné l’uniforme militaire, il se transformait curieusement, s’habillant d’une blouse de paysan pour mieux se fondre dans la population russe. Sa tête rasée, sa grosse moustache, évoquaient Tarass Boulba. Il menait une vie ascétique, parlait peu (il ne prendra pas la parole lors de la fondation de la III e Internationale). Fred l’avait un peu perdu de vue, ne serait-ce qu’à cause de sa longue absence de l’hiver. Mais l’ex-lieutenant l’intriguait et il conservait pour lui une sympathie dont il ne s’expliquait d’ailleurs pas très bien la raison. Trotski, descendant de son train blindé, se présenta à la réunion en uniforme, ce qui n’eut pas l’heur de plaire au pacifiste Hugo Eberlein dont l’intervention faillit faire capoter d’emblée la conférence. Pendant les débats, un coup de théâtre se produisit. Lénine annonça, avec grand enthousiasme, que le camarade français Henri Guilbeaux, réussissant à forcer le blocus, arrivait porteur d’un mandat très favorable. Fred vit Sandoz au bord de l’évanouissement. À mi-voix, il demanda à Prunier qui était Guilbeaux.
— Un ami de Lénine et de Trotski, qu’il a connus en Suisse pendant la guerre. Un ami aussi de Romain Rolland. Mauvais coup pour Sandoz qui ne sera plus le numéro un.
Lors d’une interruption de séance, Sandoz, qui s’était ressaisi, interpella Fred :
— Viens avec moi chez le camarade Lénine.
— Pour quoi faire ?
— Ce salaud de Guilbeaux va foutre en l’air tout notre travail.
— Je ne le connais pas.
— Tu ne perds rien. L’important, c’est que Lénine te connaisse et que tu contrecarres Guilbeaux.
Qu’est-ce que Sandoz manigançait encore ? Lénine les reçut avec son habituelle cordialité. Fred fut surpris de le voir d’aussi petite taille. Simplicité, aisance de l’accueil, Lénine ne pouvait qu’inspirer la sympathie. Il n’avait pas l’aspect d’un intellectuel poseur, comme Trotski, mais plutôt, ce qui étonna Fred, le physique d’un notaire de province. Au contraire de Trotski, justement, il se méfiait du pittoresque et sa figure de faune ne se départait pas d’une expression goguenarde. Lorsque Sandoz lui présenta Fred, avec de grands éloges, il le dévisagea, amusé, remuant sa tête chauve et sa barbiche, de bas en haut et de haut en bas. Il
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