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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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sûr.
    Il ajouta en riant :
    — Pas Julien Sorel, celui-là a été guillotiné.
    — Georges Sorel, l’ami de Delesalle ?
    — Lui-même, jeune homme, l’avez-vous connu ?
    — J’avais quatorze ans. Il me paraissait ennuyeux et surtout ça m’agaçait de voir Delesalle l’appeler Monsieur.
    — C’est un monsieur, dit Lénine, un grand monsieur. L’Action française le pousse à droite, tirez-le donc un peu vers notre gauche. Delesalle vous épaulera. Delesalle, Monatte… les cadres des partis communistes occidentaux seront donc surtout formés par nos amis anarchistes, alors que les socialistes continuent à nous bouder. Longuet, le petit-fils de Marx, entraîne les socialistes français dans l’opposition à la III e Internationale. On aura tout vu ! Rien ne nous sera épargné ! Rien ! Personne ne nous aide, sauf vous, les anarchistes. Ici, et là-bas ! Serge et vous faites un bon travail. Et Mühsam en Allemagne. Et Pestaña en Espagne. Pestaña viendra-t-il au prochain congrès ?
    — Il l’a promis, dit Fred.
    — En France, Jouhaux et la C.G.T. ont capitulé dès les premiers grognements de Clemenceau, alors que nous attendions qu’ils déclenchent la grève générale pour protester contre l’intervention des Alliés qui soutiennent Denikine et Wrangel. Nous aurions dû lancer l’armée rouge jusqu’à Varsovie. Les ouvriers et les paysans polonais nous auraient accueillis à bras ouverts. La Pologne traversée sans problème, nous arrivions en Allemagne soutenir la révolution. Toukhatchevski était d’accord, mais Trostki n’a pas voulu.
    — Vous exagérez la force du communisme polonais, dit Guilbeaux, et vous sous-estimez la xénophobie antirusse de la population.
    Lénine s’agaça :
    — La Pologne n’existe pas. Rosa Luxemburg, Radek, Dzerjinski sont nés en Pologne et ils se refusent à soutenir l’idée d’une nation polonaise. Marcher sur Varsovie aurait tiré la Russie de son isolement et la Pologne de son servage. Nous aurions sondé l’Europe avec la baïonnette de l’armée rouge.
    Fred n’en croyait pas ses oreilles. Quoi, Lénine préconisait la révolution par la conquête militaire ? Si la guerre se justifiait sur le territoire russe, pour défendre les soviets contre l’intervention étrangère et contre les lambeaux des troupes tsaristes, par contre faire franchir à l’armée rouge les frontières de la Russie, n’était-ce pas retomber dans un procédé impérialiste ? Il ne put s’empêcher de dire :
    — Camarade Lénine, le peuple sauvegarde sa révolution dans son propre pays, mais il ne peut pas l’imposer aux autres peuples, si ceux-ci ne le souhaitent pas. C’est à nous de les convaincre d’adhérer à nos idées, mais non pas de les leur assener à coups de canon.
    Lénine se releva brusquement, furieux. Son exquise urbanité s’éclipsait. Le notaire provincial faisait soudain place à un Tartare. Les pommettes saillantes, les yeux bridés, Lénine grimaçait de rage.
    — Les désirs et les souhaits du peuple sont une chose, s’écria-t-il. Si vous croyez que c’est seulement sur eux que reposent les fondations de la révolution, vous cédez à un mesquin préjugé bourgeois.
    Il s’éloigna rapidement de la salle à manger, suivi par les domestiques pliés en deux qui lui brossaient ses habits à la dérobée et lui susurraient des mots doux comme le miel.
     
    Fred raconta bien sûr à Galina ce déjeuner avec Lénine, si bien commencé, si mal fini.
    — Tu n’aurais pas dû l’agacer. Qui sommes-nous pour lui apporter des objections ? Tu ne te débarrasseras donc jamais, mon pauvre Fred, de ta sentimentalité libertaire. Il faut que tu doutes, que tu t’accroches à des principes. Lénine sait quels principes sont bons pour la révolution puisque lui-même les formule.
    Une pareille assurance déconcertait Fred. Une pareille assurance issue d’une telle confiance dans les décisions du parti bolchevik. Ce dernier, minoritaire en 1917, voyait d’ailleurs ses effectifs grossir avec une rapidité déraisonnable. Comme si la certitude des chefs de détenir la vérité finissait par fasciner un peuple pourtant si indiscipliné. La base, cette base mouvante, indécise, fuyante ; cette base indéterminée mais qui devait nécessairement former le socle ; cette base longtemps molle se durcissait, devenait support. À l’aube de sa troisième année d’existence, la Révolution qui, jusque-là, ne maîtrisait

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