La mémoire des vaincus
avec la volupté suprême de s’y croire en état de péché. Cette vieille idée du péché, que la révolution se targuait d’éliminer, en même temps que le préjugé de religion, voilà qu’elle leur montait à la gorge.
Fred, qui n’avait reçu aucune éducation religieuse, ne pouvait penser à cette notion de faute morale. Il se croyait seulement un peu coupable, comme si toute cette énergie nocturne dépensée aux choses de l’amour, représentait autant de voltage volé à la révolution. Galina, elle, se levait le matin avec un sentiment de honte. Son corps l’avait trompée, s’était détaché des rigueurs de son cerveau. Elle se souvenait du pope, venu voilà si peu de temps, au collège de jeunes filles où elle étudiait l’histoire et la littérature, et qui les avait tant effrayées en leur évoquant les horreurs de la luxure. Stupidité, se disait-elle. Néanmoins, le plaisir qu’elle prenait avec Fred, lui paraissait une sorte de péché en un temps où la Russie saignait de partout, où le peuple mourait de faim, où les soldats de l’armée rouge se faisaient décimer en Ukraine par les régiments de Denikine. Il n’empêche que, chaque soir, elle succombait. Nitchevo ! Kamenev n’en saurait rien !
Alfred Barthélemy évitait Henri Guilbeaux. Tout ce vert sur ses vêtements semblait moins de la coquetterie qu’une sorte de moisissure. Il traînait derrière lui un relent de décomposition. Son sourire, ses gestes, sa trop grande courtoisie, tout sonnait faux. Lorsqu’il vint demander à Fred de le suivre chez Lénine, qui le convoquait, Fred eut le sentiment désagréable de voir surgir un oiseau de mauvais augure.
Lénine habitait au Kremlin un logement modeste installé au rez-de-chaussée dans le corps de logis des chevaliers.
Dans le délabrement de Moscou, seul le Kremlin conservait sa splendeur.
Ses grandes murailles rouges et sa masse de dômes surplombaient la Moskova. Autant d’églises et de palais, intacts, alors que la ville tombait en ruine, surprenaient Fred et le choquaient. Il ne comprenait pas que la Révolution préserve avec tant de soin un luxe inutile. Pourquoi Lénine s’obstinait-il à sauvegarder le passé artistique alors qu’il s’acharnait à détruire la société traditionnelle ? Pourquoi, si la religion était néfaste et devait être proscrite, protéger cet invraisemblable entassement d’édifices d’une richesse ostentatoire ? Fred avait visité la cathédrale de l’Assomption, lieu du couronnement des tsars, la cathédrale des archanges où l’on voyait les tombeaux des grands-ducs. Pourquoi cette dévotion pour la dynastie, alors que l’on avait massacré les derniers Romanov ? Devant ces châsses, ces candélabres, ces lustres, ces iconostases, ces anges ailés, ces vierges mères, ces saints à auréole, toute cette débauche d’or, d’argent, de pierreries, Fred demeurait stupéfait, au seuil d’une religion inconnue où tout lui paraissait mystère et affabulation.
Guilbeaux circulait à l’intérieur des bâtiments du Kremlin comme s’il en était le propriétaire ou le concierge. Tous les factionnaires le saluaient. Laissez-passer vivant, Guilbeaux guidait Fred d’un air protecteur. Ils stationnèrent un moment dans une grande pièce carrée, celle du secrétariat, où une vingtaine de femmes s’affairaient. Guilbeaux allait de l’une à l’autre, plaisantant, leur chuchotant des mots à l’oreille qui les faisaient glousser. Fred songeait à Galina, seule dactylographe dans la première nuit de la prise du pouvoir, voilà seulement deux ans. La bureaucratie soviétique restait encore empirique, mais quel chemin parcouru par Lénine et son équipe, depuis l’Institut Smolnyï de Petrograd ! Cette appropriation du Kremlin gênait d’ailleurs Fred. L’image de Trotski dans son train blindé lui paraissait plus progressiste, tout effrayante qu’elle fût, que cette récupération du palais des Romanov. On ne pouvait éviter de penser que Lénine, en occupant le palais impérial, devenait une réplique du tsar, réplique démocratique certes, mais quand même…
Ils attendirent longtemps avant d’être introduits dans le bureau de Lénine. Fred fut surpris de voir cette pièce, assez petite, emplie de gens qu’il ne connaissait pas. Devant une grande carte, Vladimir Ilitch commentait les mouvements de l’armée rouge. Il interrompit son discours en apercevant Guilbeaux et Fred, se dirigea vers eux,
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