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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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Galina courait d’un bureau à l’autre. Lénine, inspirateur de l’insurrection d’Octobre, et Trotski, son exécutant exemplaire, se trouvaient donc alors les deux vrais dépositaires de la Révolution et n’arrêtaient pas de s’envoyer des messages. Galina portait les questions, ramenait les réponses. Ce contact permanent avec les deux hommes, dans un moment aussi crucial, lui donnait encore, deux ans plus tard, une auréole telle que tout le Politburo enviait Kamenev de se l’être attachée.
    En réalité, les bureaux de Lénine et de Trotski, aux deux extrémités de l’Institut Smolnyï étaient un coup de Zinoviev et de Kamenev qui s’engouffrèrent les premiers dans les salles intermédiaires, afin d’éloigner le plus possible les deux vedettes de l’insurrection. Ensuite, Zinoviev s’arrangea pour se placer toujours, dans les réunions, à la droite de Lénine. Il s’installait sur la chaise appropriée, bien avant que les membres du gouvernement, et Lénine lui-même, ne pénètrent dans la salle. Tous se résignèrent à le trouver toujours là, le premier assis, quel que fût leur effort pour arriver avant l’heure. Il leur signifiait ainsi qu’il était le plus proche de Vladimir Ilitch, le successeur déjà désigné.
    Zinoviev et Kamenev devaient néanmoins traîner toute leur vie une honte commune : s’être opposés à l’insurrection d’Octobre qu’ils jugeaient prématurée. Lorsque Lénine voulait leur rabaisser le caquet, il les traitait tout bonnement de « briseurs de grève de la Révolution ». Cette catastrophique erreur les obsédait à tel point qu’ils ne la compensaient qu’en vouant une haine inextinguible au vainqueur d’Octobre 17, c’est-à-dire à Trotski.
    Le hasard qui fit de Galina la collaboratrice de Kamenev et de Fred le collaborateur de Zinoviev contribua bien sûr à les rapprocher. Castor et Pollux trouvaient dans ces deux jeunes gens leur réplique gémellaire.
    Un même enthousiasme, une même foi, animaient Fred et Galina. Ils se sentaient transportés par leur mission. Dire que celle-ci leur donnait des ailes, suivant l’expression convenue, n’était pas trop fort. Seul le souvenir de Flora empêcha pendant longtemps Fred de sauter le pas. Leur liaison fut d’abord plus cérébrale que sensuelle. Ces bottes de soldat, sous la longue jupe rêche, comment Fred ne les aurait-il pas rapprochées des jambes blanches et des pieds nus de Flora ? Dans sa mémoire, surchargée de tant d’événements depuis son départ de Paris, Flora, curieusement, ne lui apparaissait toujours que sous les traits d’une enfant. Il n’arrivait pas à se la remémorer comme la mère de Germinal. Comment vivait-elle aujourd’hui ? Où ? Avec qui ? Était-elle devenue femme, comme Galina ? Sans doute, mais autrement. Flora était un petit animal des rues, comme lui-même l’avait été. Que cette vie parisienne devenait lointaine, si lointaine que parfois Fred avait du mal à penser que ce Gavroche qu’il apercevait dans un lointain brumeux pouvait être le même que l’homme qui discutait aujourd’hui avec les leaders de la révolution mondiale. Le camarade de Galina, qu’avait-il de commun avec le galopin qui traînait dans les rues de Belleville, en tenant par la main une petite fille qui sentait le poisson ?
    L’odeur de poisson, la mer, comme tout cela se situait au bout du monde. On ne sentait jamais le poisson à Moscou. Tout le poisson servi parfois dans les réfectoires, rarement, n’était que du poisson séché, mariné, salé ; de la nourriture dure comme du bois. L’odeur de la mer ne s’y attachait plus.
    À partir du moment où Fred et Galina vécurent ensemble, dans l’unique pièce glaciale d’un palais désaffecté, leur liaison prit une autre tournure. Ils n’y résidaient que la nuit. À la cuisine collective de l’immeuble, ils préféraient l’ambiance conviviale des cantines où ils se retrouvaient avec d’autres militants. Mais la chambre, leur chambre, les révéla l’un à l’autre différents de ce qu’ils étaient le jour. Leurs vêtements tombés, tombaient aussi leur fonction, leur idéologie. Leur nudité leur rendait leur jeunesse. L’un et l’autre n’avaient guère plus de vingt ans. Ils s’abandonnaient à l’impétuosité de leur corps. La sexualité, longtemps repoussée, comme une entrave à leur action, comme une déviation bourgeoise, les saisissait. Ils se laissaient glisser dans ce plaisir

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