La mémoire des vaincus
grimace qui donnait à son visage quelque chose d’effrayant, comme un masque de diable japonais.
Un soir, Jules Lepetit tira Fred par l’épaule.
— Je voulais voir un copain, enfin le copain russe d’un copain français. Il m’a répondu qu’il n’était pas autorisé à me recevoir. Qui refuse ? Qui ordonne ? Sais-tu que la veille de l’application du décret abolissant la peine de mort, cinq cents prisonniers ont été exécutés ? Oui, tu le sais, mais tu n’as rien dit.
— Dans les plus belles forêts poussent des champignons vénéneux. Ils apparaissent là, spontanément. La Tchéka, c’est pareil. C’est une pustule sur le corps de la Révolution. Ça commence par un petit abcès de rien du tout et ça se met à grossir, à proliférer. Je fuis ces gens-là. Nous les fuyons tous. Un jour, j’ai quand même rencontré Dzerjinski, chez Zinoviev, et lui ai reproché certaines méthodes de la Tchéka. Il m’a répondu : « Seuls les saints ou les canailles peuvent servir la Tchéka. Aujourd’hui les saints s’éloignent de moi et je reste avec les canailles. Que faire ? Que faire ? »
— Ton Dzerjinski, répliqua Lepetit, pour avoir eu l’idée de la Tchéka, n’est qu’un voyou. Tu verras qu’il finira lui aussi comme un voyou, trucidé au coin d’une ruelle.
Fred trouvait que Lepetit exagérait. En même temps, ce terrassier lui rappelait son père, lui rappelait Belleville, lui rappelait même un peu Valet. C’est pourquoi il accordait indulgence à ce râleur sympathique.
Marcel Vergeat exprima le désir de rencontrer Gorki. Le plus célèbre des écrivains populaires russes se tenait à l’écart de la Révolution bolchevique. Jadis ami intime de Lénine, cette prérogative lui permettait de consacrer le principal de son activité en interventions pour sauver des hommes qu’il estimait injustement persécutés. Fred acquiesça volontiers au souhait de Vergeat. Il n’avait lui-même jamais vu Gorki, retiré hors de Moscou, et se souvenait avec émotion de la lecture de ses romans faite dans la librairie de Delesalle. Vergeat lui rappelait qu’il avait un peu oublié l’auteur des Bas-Fonds. Soudain, tout ce monde de tâcherons, de vagabonds, de travailleurs du fer et de la terre, lui revint en mémoire. Il ressentit la désagréable impression d’un manque de contact avec ce peuple russe si admirablement décrit par Gorki, ce peuple au nom duquel la Révolution s’était déclenchée et que l’on perdait de vue au profit d’une abstraction, d’une hypothétique idée « prolétarienne », créée en fait par des bourgeois bien intentionnés comme Lénine, comme Trotski, comme la Kollontaï, comme tous ceux qu’il côtoyait chaque jour et qui « représentaient » la masse. Cette représentation n’était-elle pas une imposture ? Décidément, la fréquentation de ces trois Français ingénus le mettait dans un bien curieux état d’esprit.
Pour aller dans le village où résidait Gorki, Fred et Vergeat montèrent avec difficulté dans un train bondé. Sur le quai, une horde de gens en haillons, des balluchons sur le dos, des paquets dans les deux mains, se poussait, hurlait, s’agrippait aux marchepieds. Certains montaient sur les toits, d’autres s’installaient sur les tampons. On aurait pu croire à un exode suscité par le typhus ou par l’annonce de l’avancée des armées blanches de Denikine, mais il ne s’agissait que de l’affluence habituelle pour les quelques rares trains qui circulaient. Fred eut un peu honte, mais il obtint d’accéder à un wagon, en priorité avec Vergeat, en montrant sa carte de fonctionnaire du Parti. Cette carte ouvrait toutes les portes. Vergeat secoua la tête, comme s’il disait non, et s’engouffra néanmoins avec Fred dans un compartiment, suivant un garde rouge qui leur déblaya la place en hurlant.
Gorki les attendait dans une auberge de son village. Grand, les épaules carrées, il avait une figure de moujik burinée par de grosses rides. Dès que Fred et Vergeat lui eurent serré la main, il s’effondra sur un siège, accablé de fatigue. Maigre, lugubre, toussant sans arrêt, il paraissait beaucoup plus que ses cinquante ans. Son grand corps osseux se pliait contre la table où il s’était affalé. Tout en lui était gris, les cheveux ras, les gros sourcils, l’énorme moustache, la peau même. Ce physique de Gorki s’associait immanquablement à l’image d’un vieil ours famélique,
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