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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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affable :
    — Je vous demande de patienter encore un peu, excusez-moi. Ce n’est pas mon habitude.
    S’adressant plus particulièrement à Fred :
    — Je ne suis pas comme Zinoviev qui doit vous accoutumer à ne pas tenir d’horaire.
    Il retourna devant la carte, donna des précisions aux membres de la commission présente, les interrogea sur des détails. Ne se départant pas de sa courtoisie, il écoutait attentivement chacun, coupant parfois néanmoins la parole aux plus bavards mais toujours avec une malice gentille. Son tact, sa manière de ménager les susceptibilités, son ouverture à toutes les suggestions, faisaient de Lénine un personnage presque anachronique au milieu de ses comparses si passionnés, si brutaux, si colériques. Non, se disait Fred, Lénine n’a pas pris la place du tsar. Trotski ressemble peut-être à un grand-duc, mais pas Lénine, si simple, si modeste. Lénine ressemble à un bon bourgeois, à Monsieur Madeleine des Misérables. Il se sentait tout ému d’approcher un personnage aussi bon et qui consacrait sa vie au bonheur des hommes.
    La réunion dura plus longtemps que prévu. Tous les quarts d’heure, les carillons de la tour Spassky sonnaient quelques notes de L’Internationale. Que ce chant ait été écrit par un Français, de plus communard, emplissait Fred d’espérance.
    Quand Guilbeaux et Fred se trouvèrent enfin seuls avec Lénine, celui-ci regarda sa montre, l’air effaré :
    — Presque deux heures ! Allons déjeuner. Nous discuterons pendant le repas.
    Ils s’attablèrent dans une salle à manger immense, qui conservait tout son mobilier de l’époque impériale. Rien n’avait été changé, ni les lourds rideaux cramoisis aux fenêtres, ni les tapis superbes sur le sol. Surprise encore plus grande, les domestiques du palais n’avaient pas bougé. Alors qu’alentour, dans les bureaux, des militants formaient l’ensemble du personnel, que tous les gardes venaient de l’armée rouge, dans la salle à manger les serviteurs des Romanov restaient en place, obséquieux, se dépensant en courbettes et ne parlant qu’avec des circonlocutions. Ce luxe médusa Fred. Puis il faillit éclater de rire lorsqu’il vit les domestiques servir précautionneusement l’habituelle soupe aux choux des cantines dans des assiettes de la Cour marquées de l’aigle impériale. Seule la vaisselle était magnificente. La nourriture aussi exécrable qu’ailleurs : du millet, toujours du millet en bouillie salée… Et dans les verres de cristal, on ne versait que du thé froid.
    Lénine ne paraissait pas s’apercevoir de ce contraste. Il n’attachait manifestement pas plus d’importance à ce qu’il mangeait qu’aux somptueux vestiges du passé qui l’entouraient. Quant aux domestiques, puisqu’ils demeuraient là et jugeaient naturel de continuer leur service, que trouvait-on à y redire ? Lénine ne prenait pas le temps de s’occuper de ces détails. Il suivait son idée fixe : accélérer le processus révolutionnaire dans les pays riches occidentaux, afin que ces futures républiques soviétiques tirent la vieille Russie de sa misère. La révolution mondiale permettrait une juste répartition des ressources. Il était persuadé que, sans insurrection victorieuse en Allemagne, en France, en Angleterre, la Révolution russe ne survivrait pas.
    — Avez-vous réussi à décider Delesalle et Monatte ? demanda-t-il à Fred. Quand viendront-ils voir ce que nous faisons ?
    — Ils sont d’ores et déjà avec nous. Seulement Delesalle, sorti de sa librairie, se sent perdu. Mais s’ils ne peuvent se déplacer, ils enverront des camarades sûrs.
    — Je sais. Votre travail est excellent. Zinoviev me tient au courant. Mais ce que nous aimerions augmenter ce sont les idiots utiles.
    Stupéfait, Fred regarda Lénine qui essayait vainement de mâcher un morceau de viande salée plus dure qu’un copeau de chêne. Lénine reprit :
    — Nous avons déjà Romain Rolland.
    — Je m’occupe de Romain Rolland, coupa Guilbeaux. Il finira par nous rejoindre tout à fait. Ne l’appelez pas idiot, camarade Lénine. Utile, oui. Tout à fait utile.
    Le visage de Lénine se rida, ironique.
    — Ces intellectuels progressistes d’Occident sont des idiots qui peuvent nous être utiles. Nous espérons l’appui d’Anatole France, de Bernard Shaw. Il nous faudrait celui de Lawrence, de Wells, de Sorel…
    — Quel Sorel ? demanda Fred.
    — Georges Sorel, bien

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