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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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dès le début de la séance, à Cachin et à Frossard. Frossard était alors secrétaire général de la S.F.I.O. et Marcel Cachin le directeur de L’Humanité. Comme ils avaient été tous les deux partisans de l’Union sacrée en 1914, Boukharine leur rappela violemment leur chauvinisme, leur trahison du pacifisme. Singulière manière d’accueillir les deux représentants d’un des plus prestigieux partis marxistes. Mais puisque Alfred Barthélemy, homme de Zinoviev, invitait ces deux-là, Boukharine tenait bien sûr à les mettre au piquet. Fred, qui se trouvait près de Rosmer, le saisit par le bras et lui chuchota :
    — Oh ! regarde. Cachin pleure.
    — Il a la larme facile, répondit Rosmer. En 1918 il pleurait d’émotion, devant Poincaré célébrant à Strasbourg le retour de l’Alsace à la France. Boukharine a bien raison de l’épingler, lui qui condamna l’insurrection d’Octobre et qui déteste les bolcheviks.
    Derrière Cachin, Frossard essayait de se dissimuler. Pendant tout le congrès, Frossard se tiendra ainsi masqué par Cachin, le laissant prendre la responsabilité des interventions et l’exposant aux rebuffades.
    — Observe bien Frossard, dit Rosmer à Fred. C’est le champion du faux-fuyant et des dérobades.
    Peut-être sous l’influence de Rosmer, Fred mésestima Cachin et Frossard, qu’il jugea un peu vite médiocres et ringards. Son attention se porta plutôt sur trois autres délégués français : Lefebvre, Vergeat et Lepetit. Journaliste acquis au communisme, Raymond Lefebvre attirait la sympathie par son enthousiasme et son exaltation de visionnaire. Son apparence physique ne lui permettait pas de passer inaperçu. Avec sa tête étroite, son long nez, il faisait penser à un prédicateur du genre Savonarole. Contrairement à Frossard, il posait des questions et participa activement aux discussions de l’assemblée. Vergeat, ouvrier mécanicien, montrait plus de réserve. Quant à Lepetit, anarchiste du syndicat des terrassiers, il voulait tout savoir et son esprit-critique agaçait un peu Fred.
    Ce qui l’agaçait encore plus, tout en le surprenant, c’est que, servant de guide à ces trois Français pour visiter Moscou, il voyait soudain la ville différente. Il la voyait un peu par les yeux de ses trois compagnons et s’apercevait ainsi qu’il s’était russifié et même bolchevisé. Par exemple, ces grands portraits de Lénine, de Trotski, de Zinoviev, pendus aux pignons des maisons, à tous les carrefours, il s’y était habitué comme à une chose naturelle. Les trois Français, eux, s’en estomaquaient. Ils estimaient ce culte de la personnalité, comme on dira plus tard, ridicule et, osons l’avouer, bourgeois. La présence énorme de soldats dans les rues, les patrouilles tatillonnes, les laissez-passer sans cesse exigés, tout cela les choquait. Que la guerre civile, imposée par les anciens généraux du tsar, oblige, en riposte, à la constitution d’une milice populaire, ils voulaient bien l’admettre, mais là, à Moscou, pourquoi toutes ces sentinelles, pourquoi cette police obsédante qui va jusqu’à vous demander vos papiers aux portes des hôtels : Propusk, tovaritch… Propusk, tovaritch… Que craignait-on à Moscou ? Les contre-révolutionnaires n’y avaient-ils pas été mis hors la loi ? Et ces queues, ces queues interminables, pour tout, pour obtenir des tickets qui vous donnent droit à faire la queue pour obtenir du pain. Dix jours pour un billet de tram.
    — Nous croyions l’armée démobilisée, la bureaucratie supprimée, disaient les trois Français, et nous voyons plus de gens en uniforme dans Moscou que dans Paris, plus de scribouillards irresponsables que partout ailleurs.
    Raymond Lefebvre n’hésita pas en séance (et pourquoi aurait-il hésité ?) à s’étonner de la prolifération de la bureaucratie. Trotski lui répondit aussitôt :
    — Si je le pouvais, je remplirais des bateaux entiers de bureaucrates et je les coulerais en mer sans atermoyer.
    À quoi Lefebvre rétorqua que les bureaucrates en tant qu’individus n’étaient pas responsables de l’incurie bureaucratique. Il fallait détruire la bureaucratie et non pas de malheureux gratte-papier.
    Personne n’aime être contredit. Mais lorsque Trotski l’était, il blêmissait, essayait de sourire, d’un sourire de commisération pour l’imbécillité de son contradicteur. L’émotion, la colère, transformaient vite ce sourire en une

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