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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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continuellement à celui auquel il portait une admiration sans bornes. Si bien que cet homme d’avant-garde, qui eût pu faire progresser la révolution d’Octobre vers une vraie démocratisation, revenait sans cesse en arrière pour ne pas perdre de vue son vieux maître. Trotski s’en amusait en disant : « C’est à peu près ainsi ; Boukharine part toujours en avant, mais il tourne fréquemment la tête et regarde derrière lui pour s’assurer que Lénine n’est pas loin. » Ce phénomène se reproduisait curieusement dans le comportement physique des deux hommes. Dans les assemblées, Lénine s’avançait, trapu, indestructible, marchant d’un pas égal et devant lui courait, s’agitait, menu, léger, un Boukharine qui, sans cesse, se retournait pour vérifier si Lénine le suivait bien. Les médisants l’appelaient le chien familier de Lénine. Vladimir Ilitch grondait parfois Boukharine comme s’il s’agissait d’un enfant, s’exclamant en riant : « Mais où est Boukharine ? Allons, asseyez-vous à côté de moi et ne bougez plus. »
    Boukharine reçut Fred et Pestaña avec son habituelle gentillesse. Comme toujours, il était vêtu d’une veste de cuir et coiffé d’une casquette, ce qui lui donnait l’allure d’un mécanicien de locomotive. Un mécanicien de locomotive qui ne devait pas toutefois monter souvent sur sa machine si l’on en croyait l’état de ses habits, toujours très soignés. Boukharine suscitait immédiatement la sympathie par son aspect juvénile et chaleureux.
    « Boukharine, c’est notre cristal », avait dit à Rosmer un militant russe de base.
    Angel Pestaña lui avoua son désarroi après le discours de Trotski :
    — Je vais retourner en Espagne en ayant l’impression d’être le rescapé d’un naufrage. Comment pourrai-je révéler à nos camarades espagnols ce qui me semble le naufrage de la Révolution ?
    Boukharine avait une sensibilité très vive et toutes ses émotions se reflétaient aussitôt sur son visage. Il rougit comme un adolescent.
    — Mes désaccords avec Trotski sont nombreux. J’ai toutefois une grande affection pour lui. J’oserai même dire que je suis son seul ami au Politburo. Trotski n’a pas de patience. Vous l’avez impatienté. Il se bat pour que la révolution triomphe dans ce pays-ci, mais il est persuadé que si elle ne s’étend pas aux principales nations d’Europe, la Révolution russe périra. Il compte donc sur vous. Il ne peut pas ne pas compter sur vous. Si vous lui résistez, c’est à la révolution mondiale que vous résistez ; c’est la Révolution russe que vous condamnez à terme. Comment voulez-vous qu’il ne vous invective pas ?
    — Trotski s’est laissé gagner par l’esprit de guerre. Il a dû faire la guerre, j’en conviens, mais il n’a pas dompté la guerre. C’est la guerre qui le contamine. Trotski, ancien menchevik, qui n’a adhéré au Parti que deux mois avant la révolution d’Octobre, veut donner des gages aux bolcheviks. Il a l’intolérance et la fureur des convertis. Je sens bien qu’il sera notre principal ennemi.
    — Mais non, dit Boukharine, navré. Vos ennemis se trouvent plutôt chez les sociaux-démocrates. Je me suis personnellement élevé contre une vieille brochure antianarchiste de Plekhanov, dont j’ai souligné les raisonnements grossiers qui tendaient à insinuer que rien ne distinguait un anarchiste d’un bandit. Nombreux les anarchistes qui, depuis Octobre, se rallient à la dictature du prolétariat ; nombreux sont ceux qui se rapprochent de nous et s’insèrent dans les soviets. Voyez notre camarade Barthélemy, et Victor Serge… tant d’autres… Nous ne combattons pas les anarchistes, nous discutons cordialement et franchement avec eux, nous examinons s’il est possible de travailler ensemble et nous n’y renonçons que si nous nous heurtons à une opposition irréductible.
    Angel Pestaña quitta la Russie sans être convaincu.
    « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? » Telle était la question que se posaient nombre de délégués à la III e Internationale.
    « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire, aux camarades libertaires qui m’ont envoyé au pays de cocagne ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire de cette Révolution qui exalte l’armée, qui dispose d’une police politique terrifiante, qui muselle les syndicats, qui abolit l’inégalité en instituant la pauvreté universelle ? Qu’est-ce

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