La mémoire des vaincus
que je vais bien pouvoir leur dire ? gémissait Lepetit. On nous invite à un congrès et nous assistons à un concile où l’on doit simplement approuver les ordres du pape. »
Vergeat, plus réservé, hésitait néanmoins à adhérer au parti communiste.
Lefebvre, Vergeat et Lepetit se trouvaient toujours à Moscou, alors que Cachin et Frossard avaient, depuis longtemps, regagné Paris. Étrangement, on ne leur délivrait pas de laissez-passer sous prétexte qu’ils refusaient de communiquer leurs dossiers aux fonctionnaires soviétiques. Fred s’occupait d’eux, mais percevait, dans les bureaux concernés, une inquiétante réserve. Finalement, on leur signifia que leur itinéraire passerait par Mourmansk et la Suède.
— N’accepte pas, dit Fred à Lepetit. Le Nord est glacé. Vous ne possédez pas de vêtements assez chauds. Tu as eu l’imprudence de publier dans Le Libertaire des critiques qui déplaisent. Je ne comprends pas pourquoi on vous déroute par Mourmansk. Je sens une animosité contre vous.
— Lefebvre est un communiste enthousiaste. Si on nous voulait du mal, on nous aurait séparés. Lefebvre aurait pris le train avec Cachin et Frossard. Pestaña, aussi critique que moi, est maintenant en Espagne. Nous sommes suffisamment protégés par la présence de Lefebvre. N’exagérons pas la malignité des bolcheviks. Tu finirais par me faire peur.
Lefebvre, Vergeat et Lepetit partirent donc pour Mourmansk. En octobre, alors que le parti socialiste allemand votait son adhésion à la III e Internationale, ils y attendaient toujours le bateau promis pour la Suède. En décembre, alors que Cachin et Frossard acculaient le parti socialiste français à la scission, d’où allait naître le parti communiste français dont ils seront les premiers dirigeants, Lefebvre, Vergeat et Lepetit disparaissaient à tout jamais dans les glaces de la presqu’île de Kola.
Le doute commençait à atteindre Fred, le doute et le désarroi. S’il s’était trompé ? Si Sandoz, Prunier, Victor, le trompaient en se trompant eux-mêmes ? Si Delesalle, Monatte, Rosmer, se trompaient en croyant que la Révolution russe concrétisait leur idéal ? Si Zinoviev et Trotski, si Lénine lui-même, se trompaient ? De telles questions pouvaient rendre fou. C’est pourquoi, dans l’entourage de Fred, personne n’osait se les poser.
De toute manière, lorsque, le soir, il retrouvait Galina dans leur petite chambre, ses angoisses s’effaçaient d’un seul coup. Tous deux jetaient leurs habits sur le plancher et, en même temps, se dépouillaient de leurs responsabilités politiques. Leur nudité les refaisait neufs, les refaisait jeunes et enthousiastes, les débarrassait de ce placenta visqueux d’où la Révolution soviétique n’arrivait pas à naître. Il manquait en fait à cette Révolution cette sensualité que les nuits lui dérobaient. Tout était froid dans cette Russie qui, dans le lointain des pays occidentaux, apparaissait comme un soleil. Tout était froid : la terre, la glace, la neige, le givre, le train de Trotski, l’acier des armes automatiques, le regard des tchékistes, la décision des décideurs. Tout était froid dans ce nouvel hiver, ce troisième hiver de la Révolution. Tout était froid, sauf Galina et Fred sous leur édredon. Galina qui, au matin, annonça sa grossesse comme une nouvelle parmi les autres et qu’elle garderait l’enfant. Elle ne le consultait pas. Elle décidait. Fred ressentit la douloureuse sensation qu’on lui enlevait prématurément cet enfant, comme la destinée lui avait enlevé Germinal. Il ne réagit pas. Galina n’était-elle pas libre de son corps ? Il se disait néanmoins qu’on lui subtilisait quelque chose et il s’en voulait de ce sentiment de propriétaire. Lénine avait bien raison, qui le traitait de petit-bourgeois.
Galina, elle, imperméable au doute, loin du lit redevenait une battante. Elle redevenait froide comme la révolution en marche. Elle emportait avec elle, en elle, ce fœtus qui aurait à trois ans près l’âge de la Révolution. Fred la regardait qui marchait dans la rue, de son pas décidé, s’éloignant vers les bureaux de Kamenev. Il suivait des yeux sa longue jupe qui se tordait sur ses bottes de cuir. Et l’image nostalgique des jambes blanches de Flora lui revenait, ces jambes nues de fillette, se balançant derrière la charrette aux poissons.
Alfred Barthélemy avait le défaut, ou la qualité, de ne
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