La mémoire des vaincus
réellement d’assaut la tribune, se l’appropriait, marquait fortement par ses coups de poing sur la rampe qu’elle était maintenant à lui et qu’on ne l’en délogerait pas. Tous les délégués ne disposaient que de dix minutes d’intervention et Pestaña avait observé cette règle. Pour lui répondre, Trotski pérora pendant une heure et demie.
Comme toujours, Trotski amorçait son public par une séance de charme. Il minimisait les attaques de ses adversaires en se plaçant avec eux sur un plan de familiarité.
— Étais-je préparé pour le métier des armes ?
Cette question ne répondait aucunement aux objections de Pestaña. Toutefois, Trotski, devinant que la plupart des délégués, militants pacifistes comme lui-même pendant la guerre mondiale, admettaient mal de le voir parader en uniforme de généralissime, prenait les devants :
— Étais-je préparé pour le métier des armes ? répéta-t-il de sa voix claire.
Regardant l’assistance, avec toujours cet air conscient de sa supériorité, qui lui valait tant d’inimitiés, il quêtait une réponse dont il savait bien que personne ne la formulerait. Puisque le silence persistait, il prononça lentement, d’un ton las :
— Bien entendu, non ! Les années de service militaire s’écoulèrent pour moi en prison, dans la déportation et l’émigration…
Il se justifia ainsi pendant une bonne demi-heure, comme dans une réunion entre amis où l’on se remémore ses souvenirs ; puis son discours s’élança, s’envola. On ne pouvait résister à la fascination de ses paroles. Mais tels étaient ses dons d’acteur que bientôt on en perdait le fil, ne retenant que la beauté des phrases. Certaines affirmations suscitaient néanmoins des remous parmi les délégués étrangers. Comme lorsque Trotski préconisa la subordination des syndicats à l’État prolétarien :
— Les syndicats prétendent défendre les intérêts de la classe ouvrière contre l’État, mais lorsque l’État lui-même est ouvrier cette défense n’a aucun sens. Autant vous devez, dans les pays capitalistes, vous servir des syndicats comme un fer de lance désorganisant le processus d’accumulation de la richesse, autant, dans notre pays où la révolution est faite, nous demandons aux syndicats de discipliner les travailleurs et de leur apprendre à placer l’intérêt de la production au-dessus de leurs besoins.
Lorsque Pestaña voulut répondre aux attaques personnelles que Trotski avait dirigées contre lui, le président de séance déclara le débat clos et leva l’assemblée.
Fred essaya de convaincre Pestaña qu’il s’y prenait mal en attaquant de front les bolcheviks et en leur lançant Bakounine à la gueule :
— En fait, les bolcheviks sont déchirés entre une tendance libertaire qui correspond le mieux à l’âme russe et une tendance autoritaire héritée du marxisme germanique. Ils reprochaient au tsar sa germanophilie et ils héritent d’un même complexe. Lénine a toujours été fasciné par deux grandes machines : le capitalisme d’État allemand et le monopole du type poste et télégraphe français. Il sait bien que l’État doit dépérir, mais il n’ose pas délimiter la période transitoire, celle de cette pseudo-dictature du prolétariat qu’il chérit particulièrement. En réalité, ne t’illusionne pas, pour Lénine le meilleur État c’est un grand bureau, une belle fabrique. Toutefois, Lénine ne représente qu’une tendance. Boukharine, Kollontaï nous comprennent, nous approuvent souvent et même défendent nos idées.
— J’aimerais discuter seul à seul avec Boukharine, dit Pestaña.
— Seul à seul ?
— Tous les trois, si tu peux arranger ça.
En ce temps-là, Alfred Barthélemy pouvait tout arranger.
Boukharine différait totalement de Trotski, qui n’aimait que discourir. Boukharine préférait causer. Homme de vaste culture, débatteur brillant, il se montrait toujours prêt à discuter sur n’importe quel sujet. Fred le rencontrait peu, puisqu’il était avant tout associé à Zinoviev, mais il eût volontiers opté de travailler avec Boukharine, qui n’avait que trente-deux ans et pour lequel il ressentait une instinctive sympathie.
Nikolaï Ivanovitch Boukharine, alors rédacteur en chef de la Pravda, économiste de formation, voyait en fait beaucoup plus loin que Lénine. Considéré par ce dernier comme le théoricien du Parti, Boukharine se référait quand même
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