La mémoire des vaincus
sorti malencontreusement d’une forêt et désireux de s’y retirer au plus tôt.
Fred parla de ses lectures d’adolescent et dit combien un livre comme La Mère l’avait bouleversé. Vergeat opina en soulignant le caractère révolutionnaire de cette œuvre, puis il enchaîna rapidement sur la surprise causée chez la plupart des délégués de la III e Internationale par l’état pitoyable de la révolution.
Gorki, ni étonné ni choqué, se contenta de répondre d’un air blasé :
— Pauvre Russie, si inculte, si rustique, demeurée pendant des siècles dans l’ignorance et les ténèbres. Mes amis français, vous le voyez, ce peuple russe, le plus paresseux et le plus brutal qui soit au monde.
La stupéfaction décontenança Fred et Vergeat. Tous les dirigeants sanctifiaient le peuple russe et mettaient tous les malheurs de la nation sur le compte du blocus, de la guerre civile, de l’exode des riches partis avec leurs trésors. Le peuple russe, tabou, mythifié, devenait une nouvelle icône. Comment Gorki pouvait-il tenir de tels propos !
Gorki but lentement son verre de thé et continua, comme s’il soliloquait :
— Tolstoï, tous les écrivains romantiques placent nos moujiks dans une bulle de bonté et de naïveté. La Révolution a crevé la bulle et nos moujiks sont apparus tels qu’ils sont : fainéants, avares, malins, sauvages, sadiques. Tout le mal vient de l’archaïsme du peuple slave.
— Camarade Gorki, contesta Fred, le peuple a rendu possible le résultat de l’insurrection d’Octobre. Sans lui, ce n’aurait été qu’une émeute.
Gorki regarda longuement Fred, de ses petits yeux vifs, s’aperçut avec surprise de son extrême jeunesse, fit la moue d’un air entendu et dit comme à regret :
— Le peuple ne participa pas à l’insurrection par conscience révolutionnaire, mais par colère. Si cette colère n’avait pas été guidée par Lénine, elle aurait détruit les objectifs de la Révolution.
— On m’a informé, coupa Vergeat, que des boulangers grévistes par protestation contre les livraisons de farine avariée ont été jetés en prison ; que dans les campagnes on procède à des réquisitions forcées et même à des expéditions punitives ; que l’on se propose d’enfermer dans des camps les enfants vagabonds. La peine de mort est abolie et pourtant, la Tchéka…
Gorki se leva brusquement. Son long corps se déplia si maladroitement que ses membres semblèrent désarticulés. Il interrompit Vergeat en tendant le bras vers lui, la main ouverte comme lorsque l’on veut barrer le passage :
— La Russie est un pays arriéré. Dans un pays arriéré la révolution ne peut s’accomplir que par des méthodes autoritaires. On peut le regretter, mais c’est ainsi. Il n’y a rien d’autre à faire. Rien. Nous avons devant nous une tâche grandiose : dominer l’anarchie de la campagne, cultiver la volonté du moujik, subordonner les instincts du campagnard à la raison organisée des villes. Toute ma vie j’ai été accablé par la prédominance écrasante de la campagne analphabète, de l’individualisme zoologique du paysan et de son manque presque total de sentiments sociaux.
Le dialogue de Vergeat et de Gorki était rendu difficile par la nécessaire et continuelle traduction opérée par Fred. Car, malgré ses nombreux séjours à l’étranger. Gorki ne comprenait que le russe.
— Vous parlez de méthodes autoritaires, reprit Vergeat. Comment vous, le porte-parole des marginaux, des tziganes de la mer Noire, des pêcheurs et des journaliers vagabonds, des débardeurs du port d’Odessa, pouvez-vous approuver toutes ces entraves à la liberté, cette dictature…
— Le camarade Gorki proteste auprès de Lénine, rectifia Fred.
Gorki gardait le bras tendu vers Vergeat. Il semblait maintenant le désigner du doigt, l’accuser même :
— Lénine me reproche toujours de m’occuper de bêtises, de me compromettre aux yeux des camarades. Et moi je lui réponds que les camarades traitent à la légère et d’une façon trop simpliste la liberté et la vie de personnes précieuses. Je lui demande d’éviter une cruauté inutile et souvent absurde, qui ternit l’œuvre noble et difficile de la Révolution. Objectivement, elle lui est funeste, Lénine se moque de ma sensiblerie, mais il réagit toujours favorablement à mes requêtes. Ne médisez pas des bolcheviks. Ils sont peut-être parfois cruels, mais ils croient agir
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