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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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qu’il arrivait devant l’immeuble où se tenait la permanence des gardes noirs. Depuis bien longtemps, il n’était pas venu les voir. L’envie de parler avec Igor lui fit rapidement monter l’escalier. Là encore, la rampe avait été arrachée.
    Par chance Igor, avec une dizaine de camarades, s’affairait dans la pièce du second étage à ficeler des paquets de tracts et de journaux. Machinalement, Fred chercha du regard la jeune femme aux cheveux ras et à la combinaison de cuir. Il ne l’avait jamais oubliée. Ses yeux gris réapparaissaient souvent dans ses rêves.
    — Tiens, voilà notre ami bolchevik, dit Igor.
    — Ne plaisante pas avec ça. Tu sais bien que je suis avec vous.
    — Tu es avec eux. Tu te crois encore avec nous, mais pour eux tu es un ideiny. Il n’y a que deux sortes d’anarchistes, pour les bolcheviks, les ideiny comme toi, qui sont des anarchistes conséquents, auxquels on peut confier des responsabilités, et les makhnovitsy qui ne sont que des bandits à jeter en prison.
    — Et toi, tu es quoi ?
    — Un makhnovitsy , bien sûr. À propos, un de nos camarades voudrait te parler. Il t’a connu autrefois. Voline, tu te souviens ?
    — Voline ? Non.
    — Il dit qu’il t’a rencontré en France. Enfin, il pense qu’il s’agit bien de toi. C’est un camarade important, le conseiller de Makhno.
    — Qu’est devenue cette femme, toujours vêtue de cuir, les cheveux ras, qui partait rejoindre Makhno ?
    — Enlevée par les cosaques de Denikine, violée par tout le régiment, coupée en morceaux, donnée à manger aux chiens.
    Fred se sentit étouffer. Cette angoisse qui, de temps en temps, lui happait la poitrine comme dans un étau, l’étreignait. La tête lui tournait. Il se ressaisit néanmoins très vite, maudissant cette faiblesse ; prit dans ses mains un paquet de journaux qu’il regarda longuement, sans vraiment les voir.
    — Écoute, Igor, tu sais qu’avec moi travaille Victor Serge et qu’il est aussi un ideiny. Ces paquets de journaux me rappellent Victor et Rirette sa compagne, que j’observais quand j’avais treize ans, imprimant L’Anarchie. Victor s’est tapé trois ans de prison pour ça. Il a participé à l’insurrection de Barcelone. S’il est ideiny, pourquoi ne le serais-je pas ? Nous invitons le maximum de délégués étrangers anarcho-syndicalistes. Ils peuvent examiner sur place la réalité de la Révolution.
    — Je le sais. Angel Pestaña m’a souvent contacté. Il voulait tout dire aux camarades espagnols, les adjurer de ne pas adhérer à la III e Internationale. Seulement, dès son arrivée en Espagne, la police bourgeoise l’a flanqué en prison. Bouche cousue, Pestaña, tu ne trouves pas ça drôle ?
    — Tu ne vas pas me dire que la police du roi d’Espagne protège la Révolution russe ?
    — Non, mais la police de Dzerjinski ne tenait pas à ce qu’il parle. Le meilleur moyen de l’empêcher de parler, si l’on n’ose pas le liquider comme Lepetit et ses copains, parce qu’il est quand même trop connu, c’est d’avertir discrètement une autre police qu’un dangereux révolutionnaire débarque de Russie pour foutre le feu à la Catalogne. Tu saisis ?
    — Si on se met à suspecter chacun de machiavélisme, la Révolution devient un roman !
    — Elle ne devient pas un roman, Fred, elle est déjà une tragédie. Voline t’expliquera tout ça.
    — Dis-lui de venir me voir quand il veut.
    — Non. C’est trop dangereux. Il faut que ce soit toi qui te déplaces.
    — Quand ?
    — Cette nuit.
    Cette nuit ? La nuit était pour Galina. La nuit était faite pour l’amour, pour le sommeil, pour la tendresse, pour la chaleur des corps, pour l’étreinte des corps.
    — Il faut que tu rencontres Voline cette nuit, reprit Igor. Il repartira demain rejoindre Makhno en Ukraine.
    Cette nuit ? La nuit était faite pour la sensualité, pour la nudité, pour le rêve, pour l’oubli du jour, pour l’oubli de la lumière blessante du jour, blessante comme des éclats de shrapnell.
    — C’est donc si important que je rencontre ce Voline ? Tu ne peux pas me transmettre toi-même ce qu’il veut me dire ?
    — Il te connaît bien. C’est lui qui t’a appris à parler russe.
    — Pas du tout. C’était un émigré qui s’appelait Eichenbaum. Il y a méprise.
    — En exil, Voline s’appelait Eichenbaum, c’est vrai. Il s’est fabriqué un nom plus facile à retenir. Comme Victor Kibaltchich.

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