La mémoire des vaincus
jamais laisser de questions en suspens. Puisque Zinoviev prenait un air affligé lorsqu’il l’interrogeait sur Lefebvre, Vergeat et Lepetit, il alla donc trouver Dzerjinski.
— La Tchéka, lui dit ce dernier, est trop occupée à pourchasser les contre-révolutionnaires russes pour se préoccuper des étrangers qui sont avant tout nos hôtes. Nous ne les surveillons que pour les protéger. Vos trois compatriotes ont disparu dans le Nord, c’est vrai, certainement victimes de bandits soi-disant anarchistes. Qu’y pouvons-nous ? Nous en sommes navrés. Ils se montraient si imprudents. Vous aussi, camarade Barthélemy, vous êtes parfois bien imprudent.
Dzerjinski, conclut Fred, comme tous les flics sait tout, n’avoue que ce qui l’arrange, ment pour les besoins de la cause. Comment est-ce possible que la Révolution, dont l’adversaire principal fut toujours la police, ait engendré si vite la Tchéka frappée des mêmes vices que l’Okhrana ? Là se révèle la faute. Nous avons raison : pas de police, pas d’armée, pas d’État. Alors, que faisait-il dans cette organisation, rouage, lui-même, du nouvel État ? Delesalle ne s’était pas mépris lorsqu’il le dissuadait d’apprendre le russe puisque jamais la révolution ne se produirait dans un pays aussi arriéré. La révolution s’accomplissait quand même en Russie et la pratique de la langue de Tolstoï avait changé la vie de Fred, mais visiblement, c’est vrai, la révolution se trompait de lieu. Peut-être aussi se trompait-elle d’hommes ? Victorieuse à Barcelone avec Victor Serge, l’idéologie libertaire triomphait inéluctablement. La contagion eût gagné la France et sans doute l’Italie. La révolution eût été latine et anarchiste. Il ne peut y avoir de communisme viable que dans le partage de l’abondance. Or la Russie ne partageait que la pénurie.
Fred s’abandonnait à ces réflexions moroses, en trébuchant sur la chaussée défoncée. Les autos étaient rares dans les rues que parcouraient encore de vieux fiacres conduits par des cochers qui paraissaient échappés d’un roman de Gogol. Ces fiacres vides, quelles âmes mortes emportaient-ils et vers quel au-delà ? Les chevaux, si maigres que leurs côtes formaient des arceaux sous les brancards, s’arrêtaient souvent devant l’encombrement de la foule. Une foule bruyante, grouillante, toujours agitée. Une foule qui se précipitait vers les magasins devant lesquels s’allongeaient d’interminables queues. Fred entra dans l’immense bâtisse de l’Hôtel Lux, où se tenaient la plupart des congrès. Il restait à l’intérieur peu de chose de ce luxe qui avait donné son nom à l’hôtel : des dorures, de lourds rideaux sales et déchirés, des meubles énormes aux pieds contournés. Comme partout, une odeur de choux surs et de soupe de poissons, empestait.
Fred inspecta les anciens salons, donna quelques ordres à l’équipe de femmes qui essayait de nettoyer en prévision d’un prochain congrès, et repartit consterné. Avec leur fichu sur la tête, leur jupe de couleur, elles évoquaient ce peuple misérable si éloquemment décrit par Gorki. Pourquoi n’avait-il pas évolué, ce peuple d’avant la Révolution, ce peuple asservi, aujourd’hui libéré ? Les paroles cruelles de Gorki lui revenaient : « Pauvre Russie, si inculte, si rustique, demeurée pendant des siècles dans l’ignorance et les ténèbres. » Par son physique d’ours affamé, Gorki appartenait à cette vieille Russie qu’il déplorait de voir toujours là, toujours la même, cette vieille Russie qui décrassait, avec des balais de branches de bouleaux, les anciens salons décrépis de l’Hôtel Lux.
Fred remonta le boulevard jusqu’à la statue de Pouchkine. Beaucoup de maisons délaissées par des propriétaires exilés servaient de bureaux. Les murs étaient maculés, les conduites d’eau crevées. On discernait des planchers défoncés à travers les façades ébréchées. L’état d’abandon des immeubles s’aggravait. Personne ne réparait rien. Bien au contraire, tout le monde chapardait. On volait jusqu’aux parquets pour les débiter en bois de chauffage puisque Moscou, pourtant entouré de forêts, crevait de froid. Dès la tombée du jour, la ville plongeait dans la plus totale obscurité. Inutile de remplacer les ampoules électriques puisqu’elles s’éclipsaient dans la minute qui suivait le moment où on les posait.
Fred s’aperçut
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