La mémoire des vaincus
pour le bien de tous. Ce n’est pas comme ces gens que j’ai connus jadis, dont l’unique ambition consistait à saigner à blanc d’autres hommes pour transmuer leur sang en kopecks.
Gorki laissa retomber son bras. Fred remarqua alors combien les membres d’Alekseï Maksimovitch étaient longs, des bras de bourlacs, ces haleurs des barques de la Volga avec lesquels il avait autrefois partagé le pain noir et la fatigue des muscles.
L’écrivain des Bas-Fonds, le seul écrivain russe célèbre rallié à la révolution d’Octobre dans les pires moments du blocus et de la guerre civile, regarda pendant un long moment ses deux visiteurs français. À quoi pensait-il alors ? À la difficulté de convaincre ? Était-il, lui-même, aussi convaincu qu’il voulait le paraître ? Il partit brusquement vers sa maison, en longues enjambées, sans leur serrer la main.
À leur retour à Moscou, invités à passer la soirée avec Victor Serge, Fred et Vergeat s’arrêtèrent à l’Hôtel Lux pour y prendre Lefebvre et Lepetit.
Fred et Vergeat commentèrent d’abord, bien sûr, leur visite à Gorki. Victor ne se montra pas trop surpris des réflexions ahurissantes de l’écrivain. Il leur exposa que tout le monde savait que Gorki, génial en littérature, n’était en politique qu’un enfant naïf, de plus immodeste, infatué de sa personne, « comme tout self-made man parvenu à la célébrité ».
Fred, Vergeat et Lepetit se braquèrent contre ce point de vue qu’ils considéraient comme spécifique d’un intellectuel d’origine bourgeoise. Tous les trois retrouvaient leur solidarité ouvrière, leur solidarité d’autodidactes. Ils en oubliaient ce qui avait pu les choquer dans les paroles de Gorki. En réalité, Gorki, homme du peuple, comme eux, constituait un phénomène rare dans l’intelligentsia bolchevique et sa description de la plèbe slave devait correspondre à une vérité, même si celle-ci était déplaisante. Ils croyaient se trouver plus proches de Serge et Serge les rejetait vers Gorki, par ce dédain du self-made man qui lui remontait soudain à la bouche.
— Les méthodes autoritaires, dit Lepetit, la dictature du prolétariat ou plutôt des commissaires du peuple, le socialisme est bien tel que nous l’avons toujours décrit. Le socialisme bolchevik commence à engendrer un nouvel État. Les anarchistes ont répondu les premiers à l’appel de Lénine. Il faudra qu’un jour nous réglions nos comptes. C’est trop tôt. La Russie faible, attaquée de toutes parts, n’a pas trop de toute son énergie pour sauver la Révolution menacée. Ne regrettons rien. Seul compte l’avenir de la Révolution et cet avenir se façonne ici, pas en France. Nous devons donc la soutenir. Gorki a raison. Mais nous avons aussi raison d’être vigilants et de critiquer.
Lorsque Angel Pestaña demanda la parole au congrès de la III e Internationale, les choses se gâtèrent. Cet ouvrier horloger, représentant la très puissante C.N.T. (Confederación Nacional del Trabajo), déclara que les camarades espagnols adhéraient seulement provisoirement à la III e Internationale car ils insistaient pour souligner à tous les délégués réunis à Moscou que la C.N.T. n’en demeurait pas moins liée aux principes défendus par Bakounine dans la I re Internationale.
Ce préambule suscita quelques rumeurs ; rien, comparé à ce qui suivit. Pestaña affirma en effet que le but de la C.N.T. restait l’implantation du communisme libertaire, que le principe de l’autonomie syndicale demeurait entier et que la C.N.T. se montrait hostile à l’appropriation du pouvoir et à la dictature du prolétariat.
Dans un silence oppressant. Pestaña éleva la voix pour conclure :
— La Révolution n’est pas l’œuvre d’un parti. Un parti, tout au plus, fomente un coup d’État. Mais un coup d’État n’est pas une révolution.
Depuis les deux balles de revolver tirées par Fanny Kaplan, jamais détonation plus grave que celle-ci n’avait retenti dans l’enceinte d’une réunion bolchevique. Lorsque Pestaña s’assit, le silence continua pendant quelques minutes, insoutenable. Zinoviev et Trotski se regardaient, semblaient s’épier. Lequel des deux allait répondre ? Trotski, le plus prompt, s’élança vers la tribune. Trotski avait d’ailleurs une manière de prendre la parole qui ressemblait à une montée au créneau, à un soldat courant à l’assaut. Il prenait en effet
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