La mémoire des vaincus
ne pourra jamais les conquérir.
— Je connais mal ces problèmes, dit Fred. Ce qui m’intéresse c’est la révolution mondiale. La spontanéité anarchisante du peuple russe a obligé les bolcheviks à composer avec nous. Nous trahiront-ils ? Nous marchons ensemble. Peu d’informations sur Makhno me sont parvenues, sinon que les premiers canons, les premiers fusils, les premières cartouches de ses partisans lui ont été fournis par l’armée rouge. Est-ce faux ?
— C’est vrai. C’est vrai aussi que nous avons souvent combattu en parfait accord et que cet accord est à l’origine de la défaite de Wrangel. Seulement, lorsque les bolcheviks nous assurent qu’une fois leur pouvoir bien établi, ils feront triompher plus aisément nos aspirations, nous nous méfions. Tu as acquis suffisamment de pouvoir, mon petit Fred, mon petit camarade, pour en être déjà contaminé. Non, ne proteste pas. On m’affirme que tu as toujours la foi. C’est pourquoi je voulais te voir avant de retourner en Ukraine. Je ne sais pas ce qui m’y attend. Maintenant que Wrangel est battu, Trotski n’a plus besoin de nous. Il va falloir discuter dur pour sauver la makhnovitchina. Écoute-moi. Des soldats de l’armée rouge, délégués de leur régiment, sont venus me demander à Kharkov l’autorisation d’éliminer leurs généraux et leurs commissaires politiques afin de proclamer avec nous un gouvernement anarchiste. Pendant plus de deux heures, je leur ai expliqué qu’il s’agissait d’un malentendu, que la révolution anarchiste n’aspirait pas à former un gouvernement, mais au contraire à renverser tous les gouvernements. Ils sont repartis déçus. Ils n’ont pas très bien compris. Mais tu peux être sûr que Trotski, au courant de ce flottement dans son armée, y mettra bon ordre. Ce malentendu entre ces soldats de l’armée rouge et nous, il existe aussi, depuis octobre 17, entre les anarchistes sovietski comme toi et les bolcheviks. Quand les bolcheviks ont pris le pouvoir, vous avez confondu ce nouveau gouvernement qui dominait la Révolution pour la freiner et la diriger vers un seul parti, avec la révolution elle-même. Seules les tendances anarchisantes des masses obligent les bolcheviks à composer avec nous. Mais les bolcheviks, socialistes politiciens et étatistes, hommes d’action centralistes et autoritaires, consolident et légalisent leur pouvoir. Ils arrangent la vie du pays et du peuple avec des moyens dictatoriaux. Les soviets populaires ne sont plus que de simples organes exécutifs de la volonté du ministre central. On assiste aujourd’hui à la mise en place d’un appareil autoritaire qui agira par le haut et écrasera tout avec sa poigne de fer. Sauf si nous réussissons à sauver la makhnovitchina. C’est notre seule chance. Sinon, nous disparaîtrons tous. Toi aussi, Fred, lorsqu’ils nous auront liquidés, ils ne vous épargneront pas. Vous ne leur servirez plus à rien. Tu ne comprends pas que tu es un otage, que tu sers d’appât pour les camarades occidentaux ?
Dans l’appartement, toujours aussi sale et désordonné, Igor et les gardes noirs écoutaient silencieusement. De la rue, ne parvenait aucun bruit. Il semblait que le temps se fût arrêté, suspendu aux paroles alarmantes de Voline. Fred le regardait, incrédule. Non pas que ce qu’il disait fût totalement faux. Il était trop introduit dans la machine bolchevique pour en ignorer la complexité et les antagonismes. Ce qui le surprenait le plus, ce qui lui paraissait incroyable, c’est que ce petit professeur exilé, avec lequel il avait appris le russe dans le minuscule logement de Rirette, puisse être maintenant le bras droit de Makhno et le principal adversaire de Lénine. Ce qui le surprenait le plus, ce qui lui paraissait incroyable, c’est que, de la misérable maison de la rue Fessart, aient pu sortir et arriver jusqu’à Moscou, à la fois Voline, Victor et lui-même et que tous les trois se retrouvent acteurs dans une pièce fantastique, où ils improvisaient des dialogues, en sachant bien que tout était écrit, y compris la fin de la pièce qui ne leur serait dévoilée que quelques minutes avant le baisser du rideau.
Voline attira de nouveau Fred contre lui, l’embrassa frénétiquement.
— Tiens-toi prêt, mon petit camarade. Des moments douloureux nous attendent. Puis-je compter sur toi ?
— Oui, camarade professeur.
Fred souriait, un peu ironique devant la mine tragique de
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