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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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qu’un cauchemar et qu’ils allaient se réveiller, par ailleurs, en un autre temps.
     
    Cette foule recueillie, cette foule endeuillée, cette foule grave, venue rendre un dernier hommage à Kropotkine, ne savait pas qu’elle assistait aux obsèques de l’anarchie. Pas seulement aux obsèques du dernier des grands théoriciens libertaires, mais aux obsèques de l’anarchie elle-même. À partir du moment où Kropotkine fut enfoui dans la terre du cimetière des Novodiévitchi, la répression contre les anarchistes, jusque-là non avouée en Russie, jusque-là presque clandestine, s’accéléra, devint pratiquement officielle. En réalité, l’anarchie fut tolérée par les bolcheviks tant qu’elle demeura théorique. Mais dès que le peuple russe, fatigué par les privations, déconcerté par la lenteur du processus révolutionnaire, exaspéré par une bureaucratie aussi corrompue et inefficace que celle de l’Ancien Régime, meurtri par la guerre civile, effrayé par l’omnipotence de la police politique, dès que ce peuple, que cette base, se mit en marche, derrière le cercueil de Kropotkine d’abord, puis dévala en flots menaçants dans les usines, dans les campagnes, décidant d’appliquer l’anarchie dans la vie quotidienne, la panique courut dans les bureaux du Kremlin, Le 1 er  mars 1921, une nouvelle incroyable arriva sur la table de travail de Lénine : seize mille marins, soldats et ouvriers de Cronstadt déclaraient la guerre au gouvernement bolchevik et cela au nom de l’authenticité soviétique. Cronstadt, dont Trotski avait été le président du premier soviet en 1917, Cronstadt dont les marins avaient bombardé le palais d’Hiver et assuré la victoire de l’insurrection d’Octobre, Cronstadt que Trotski appelait « l’honneur et la gloire de la Révolution », voilà que cette île-forteresse du golfe de Finlande demandait des comptes à ceux qu’elle avait hissés au pouvoir. La radio de Cronstadt diffusait des résolutions incroyables.
    Le 1 er  mars :
    — Étant donné que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, nous procédons immédiatement à la réélection des soviets au moyen du vote secret et non plus du vote à mains levées. Nous donnons la liberté de parole et de presse pour tous les ouvriers et paysans, pour les anarchistes et les partis socialistes de gauche.
    Le 6 mars :
    — Notre cause est juste. Nous sommes pour le pouvoir des soviets et non des partis. Les soviets falsifiés, accaparés et manipulés par le parti communiste, ont toujours été sourds à nos besoins et à nos désirs.
    La stupéfaction surmontée, le Kremlin répondit à Cronstadt. Jadis, les trente et une cloches de la tour d’Ivan le Grand sonnaient le tocsin des malheurs. Aujourd’hui, une radio nasillarde révélait au peuple russe qu’au Kremlin un tsar rouge se substituait au tsar blanc. Aussi fourbe, aussi implacable. La fourberie d’abord. La radio des nouveaux maîtres dénonçait une insurrection militaire, ayant à sa tête l’ex-général Kozlovski. En réalité, ce général d’artillerie, nommé dans la forteresse par les bolcheviks, était général de l’armée rouge, tout comme Toukhatchevski que Trotski envoyait contre lui. Kozlovski, par fidélité à ses soldats, deviendra général de la Commune de Cronstadt à l’exemple de Louis Rossel, officier de carrière, général de la Commune de Paris. La radio de Cronstadt répondait à la radio du Kremlin :
    — Camarades ouvriers, soldats rouges et marins. Nous sommes pour le pouvoir des soviets et non pour celui des partis, nous sommes pour la représentation libre des travailleurs. Camarades, on vous trompe. À Cronstadt, tout le pouvoir est exclusivement entre les mains des marins révolutionnaires, des soldats rouges et des ouvriers.
    Dans cette île étroite, face à Petrograd, où la terre avait été divisée par ses habitants en petits lots tirés au sort, où la culture était assurée par des groupes de dix à soixante personnes qui transformaient l’ancien matériel militaire en faux et en charrues, le mot d’ordre fusait : des soviets sans bolcheviks. La résistance à l’assaut inévitable de l’armée rouge s’organisait avec confiance, malgré le handicap des navires de guerre bloqués dans les glaces.
    Trotski donna l’ordre d’écraser la mutinerie. À cette menace, la radio des mutins répliqua en traitant Trotski de « mauvais génie de

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