La mémoire des vaincus
Cette propagation du communisme par la conquête, inaugurée dès les débuts de la Révolution par la marche de Toukhatchevski sur la Pologne, contredisait évidemment tous les principes du socialisme. La révolution par la conquête territoriale, quelle aberration !
— Ce n’est pas Trotski qui a intimé l’ordre d’envahir la Géorgie, dit Victor. On lui met tout sur le dos et, dans son fol orgueil, il entérine. Lorsque Trotski ne réside pas à Moscou, et l’armée rouge l’en éloigne souvent, ses collègues du Politburo se démènent autour de Lénine. On intrigue. On cherche les moyens de disqualifier celui que personne n’aime parce que le plus brillant. L’affaire de Géorgie est due au Géorgien Staline, l’homme de l’ombre, le bureaucrate modèle. Non seulement il a su manœuvrer Lénine, en court-circuitant Trotski, mais en plus il condamne Trotski à porter le chapeau.
Victor obtint une voiture de service. Le chauffeur roulait à une allure folle sur les routes défoncées. Le sol, dégelé, s’était fissuré, crevassé. Il semblait que le paysage gardait encore des traces de la guerre civile, mais il ne s’agissait que de l’inclémence du temps. La renaissance de la nature donnait au contraire à la campagne un certain air d’allégresse qui surprit Fred. Il ne connaissait la nature que sinistre. Sous un pâle soleil, les champs verdissaient. Des hommes, des femmes, des enfants, poussaient des charrettes, attelaient des chevaux, menaient des troupeaux à la pâture, labouraient le sol. Fred regardait toute cette animation avec surprise. Victor remarqua son étonnement :
— Tu vois, la vie reprend. Tout n’est pas perdu. Dans quelques mois ces plaines seront couvertes d’épis de blé. La vie est plus forte que tous nos discours, que toutes nos résolutions, plus forte que les armées blanches, plus forte que l’armée rouge, plus forte que toutes nos interdictions, que toutes leurs résolutions. Ces paysans ne comprennent plus rien. On leur offre la terre de leurs anciens maîtres, puis on la leur reprend. Leurs champs, leurs récoltes, foulés aux pieds des chevaux de Denikine, écrasés par les camions de l’armée rouge, ont changé vingt fois de maîtres. Ils s’imaginent que Dieu les abandonne et les livre aux Juifs. Mais ils continuent quand même à semer.
Fred pensait aux paysans d’Ukraine, insurgés avec Makhno, contre lesquels l’armée rouge se retournait depuis qu’elle n’avait plus besoin de leur aide. Il pensait à Voline et à Aaron Baron, emprisonnés à Boutyrki, Voline et Baron, tous les deux juifs, comme Trotski, comme Zinoviev, comme Kamenev, comme Radek. Il lui revenait à l’esprit cette nuit où, s’attardant avec Victor dans une taverne bondée d’ouvriers qui buvaient dans des tasses ébréchées une eau colorée baptisée thé, ils avaient sympathisé avec ces noctambules excités, qui chantaient et tapaient du poing sur les tables. À un moment, comme l’un d’eux leur demandait qui ils étaient, ils eurent la bêtise (mais ils croyaient, sans se flatter, que cette réponse les ferait plutôt bien voir) de spécifier qu’ils appartenaient au Kommounisticheski Internacional (Komintern). Aussitôt, les joyeux buveurs de thé s’éloignèrent avec mépris. L’un d’eux cracha par terre :
— Alors, vous êtes juifs ?
— Non, pourquoi ?
— Tous les dirigeants communistes sont juifs.
— C’est faux, dit Victor, et s’ils l’étaient où serait le mal ?
— Les Juifs c’est le mal, s’exclama un grand type barbu qui ressemblait aux images de Raspoutine. Ils ont crucifié notre Sainte Russie. Foutez le camp, ordures !
Ils durent fuir pour échapper aux coups. « Ils s’imaginent que Dieu les a abandonnés et les a livrés aux Juifs », lui disait Victor. Et Zinoviev qui traitait Trotski de « sale Juif », tout cela n’était-il pas absurde ? Il n’existait plus de pogrom en Russie depuis la prise du pouvoir par les bolcheviks, sauf en Ukraine, disait-on, où les cosaques de Makhno… mais que ne disait-on pas pour disqualifier Makhno ! Que le racisme subsiste encore dans le peuple, quelle abomination ! Et pourquoi ? Fred ne comprenait pas.
Lorsque la voiture s’arrêta devant la maison de Trotski, Fred eut un moment de stupeur. Apparaissait une sorte de palais, dans un parc. L’association Trotski-Rothschild lui sauta aussitôt à l’esprit. Il s’attendit à ce que des domestiques sortent de la
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