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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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mensonges.
    — Pourquoi retirez-vous les fleurs ?
    — On enlève seulement les couronnes offertes par les bolcheviks. On n’aurait jamais dû accepter cette mascarade, ces crachats sur le corps de Peter.
    De nouveau, la foule fut prise d’un frémissement. Elle ondulait comme les blés mûrs. Des exclamations fusèrent, mais celles-ci paraissaient joyeuses. Les anarchistes emprisonnés arrivaient enfin. Ils n’étaient que sept.
    — Ce n’est pas possible, s’exclama Fred. Regarde, Victor, Voline ne se trouve pas parmi eux.
    Les détenus s’avançaient en trébuchant, vieux loups maigres, la plupart barbus, vêtus de vêtements trop amples.
    — Qui est celui-là ? demanda Fred, désignant un homme ascétique.
    — Lazare ressuscité, s’écria une vieille femme en joignant les mains.
    L’homme, en effet, paraissait sortir d’un tombeau, tellement il était gris, hâve. Aveuglé par la lumière crue que réverbérait la neige, il clignait les yeux.
    — Aaron Baron, répondit Victor Serge. Aaron Baron, lui aussi conseiller de Makhno.
    Le Comité des funérailles hésita à donner le signal du départ en l’absence de Voline. Comme on avait beaucoup piétiné, une lassitude s’opérait aussi bien parmi les organisateurs, en proie à une tension fiévreuse, que dans la foule qui, privée du spectacle de l’enterrement d’un héros, devenait de plus en plus turbulente. Les sept détenus s’approchèrent donc du cercueil et le hissèrent sur leurs épaules. Le long cortège les suivit jusqu’au cimetière des Novodiévitchi, à l’autre extrémité de la ville. Cette masse en mouvement bourdonnait comme un essaim de guêpes. Il en sortait une sorte de râle. Des chants claquaient comme des drapeaux. Pour contenir la cohue, des étudiants formaient une chaîne, en se tenant par la main. Lorsque le cortège passa devant Boutyrki, il s’arrêta brusquement et tous les drapeaux noirs s’abaissèrent. Des mains s’agitèrent derrière les barreaux. Fred crut reconnaître Voline. Il lui cria qu’il ne l’oublierait pas. Mais les chants reprenaient et les drapeaux qui saluaient les emprisonnés se relevèrent. Le cri de Fred se perdit dans le brouhaha.
    Le corps de Kropotkine descendu dans une fosse, sous des bouleaux argentés, la foule se disloqua. Fred et Victor s’approchèrent d’Aaron Baron :
    — Que vas-tu faire ?
    — Je retournerai à Boutyrki ce soir, comme promis. Voline m’y attend.
    Aaron Baron avait un visage émacié, barbu, les yeux à demi clos derrière des lunettes cerclées d’or.
    — On assassine dans les caves de la prison, dit-il avec dégoût. Les bolcheviks déshonorent le socialisme.
    Fred le supplia de ne pas retourner à Boutyrki, l’assurant que Kamenev, fort bienveillant pour sa première requête, considérait cet emprisonnement comme un malentendu et, en conséquence, le protégerait contre la Tchéka. Aaron Baron ne voulut rien entendre. Sorti de prison sous la promesse d’y revenir, il ne serait pas parjure. Si nous aussi, disait-il, nous mettons à tricher, comme les bolcheviks, le monde est perdu.
    Fred l’accompagna le soir avec ses six compagnons, espérant rencontrer un fonctionnaire important qui puisse différer l’emprisonnement. Boutyrki fermée, aucun garde n’attendait. Ils durent frapper à la porte de fer, à coups redoublés. Les gardes qui accoururent enfin les considérèrent comme s’il s’agissait de fantômes.
    Lorsque Aaron Baron expliqua qu’on l’avait libéré le matin, sous condition de regagner sa cellule au terme de la journée, le sous-officier qui commandait la patrouille crut d’abord qu’il se trouvait en présence de farceurs. Mais qui aurait osé plaisanter avec la Tchéka ? Très vite, il comprit que ce grand juif ascétique était un de ces intellectuels fous dont il avait la garde. Vraiment fou, en effet, pour revenir se jeter dans la gueule des loups. De surprise, il l’appela « camarade prisonnier » et lui ouvrit le vantail avec une certaine prévenance.
    Aaron Baron embrassa Victor et Fred.
    — Tout le monde, un jour ou l’autre, loge à Boutyrki, dit-il en s’efforçant à la gaieté. Makhno, Trotski, m’y précédèrent. Quelles références ! J’aurais tort de me plaindre.
    La porte se referma sur Aaron Baron. Fred et Victor restèrent un long moment devant la prison, comme s’ils espéraient le voir ressortir au bras de Voline ; comme s’ils espéraient que cette journée n’était

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