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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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la Russie ». Le golfe de Finlande, gelé, n’assurait plus l’inviolabilité de l’île. Sur la banquise, s’avançaient les troupes de Toukhatchevski. Avant l’assaut, un ultimatum grésilla sur les ondes :
    — Voyez-vous maintenant où les vauriens vous ont menés ? Quelques heures encore et vous serez obligés de vous rendre. Si vous persistez, on vous tirera comme des perdrix.
    Cette voix déformée, les mutins l’attribuèrent à leur ancienne idole, ce « sanglant maréchal » qui les trahissait, l’âme damnée de Lénine, l’ancien libertaire pacifiste aujourd’hui sanglé dans un uniforme d’officier, celui qu’ils n’appelèrent plus dorénavant que le feld-maréchal Trotski.
    Le 7 mars, les canons de l’armée rouge pilonnèrent Cronstadt. Pendant dix jours et dix nuits, Cronstadt, investie, résista au feu continu de l’artillerie, aux bombes d’avions, et sa radio ne cessa de parler, la dernière radio libre en Russie communiste.
    Le 9 mars :
    — Écoute, Trotski ! Tant que tu réussiras à échapper au jugement du peuple, tu pourras fusiller des innocents par paquets. Mais il est impossible de fusiller la vérité. Elle finira par se frayer un chemin.
    Le 11 mars :
    — Cronstadt a commencé une lutte héroïque contre le pouvoir odieux des communistes, pour l’émancipation des ouvriers et des paysans.
    Le 15 mars :
    — Elle a bien travaillé, la maison de commerce Lénine, Trotski et Cie. La criminelle politique absolutiste du parti communiste au pouvoir a conduit la Russie à l’abîme de la misère et de la ruine. La route du paradis communiste est belle, mais peut-on la parcourir sans semelles ?
    Le 16 mars :
    — Nous avons obtenu le socialisme d’État, avec des soviets de fonctionnaires qui votent docilement ce que l’autorité et ses commissaires infaillibles leur dictent. Cronstadt révolutionnaire a brisé, la première, les chaînes et enfoncé les grilles de la prison. Elle lutte pour la véritable République soviétique des travailleurs où le producteur deviendra lui-même le maître des produits de son labeur.
    Le 17 mars, la radio de Cronstadt s’éteignit. Dans la nuit, les soldats de Toukhatchevski, drapés de linges blancs, comme des suaires, qui se confondaient avec la couleur de la glace, s’étaient emparés de la citadelle. La canonnade cessa. Bientôt, seul le crépitement des balles, fusillant les insurgés dans les rues de la cité en ruine, déchira le silence.
    Le 18 mars, l’armée rouge célébra l’anniversaire de la Commune de Paris, en défilant solennellement dans les rues de Moscou, cependant que tous les survivants de Cronstadt prenaient le chemin du goulag.
     
    Alfred Barthélemy vécut ces événements à Moscou dans un état de stupeur, d’abattement et de rage. Trotski était injoignable. Zinoviev, affalé sur son divan, mâchonnait son mouchoir. Comme Fred le suppliait d’intervenir auprès de Trotski, il se mit à gémir :
    — Mais qu’est-ce que je peux faire contre ce Juif ? Il nous écrasera tous. C’est Bonaparte. Il nous prépare un nouveau Brumaire.
    Étonné, Fred osa :
    — Camarade Zinoviev, je croyais que vous étiez aussi d’origine juive ?
    — Oui, oui, admit Zinoviev à regret. Seulement, Trotski, lui, c’est un sale Juif.
    Kamenev, sollicité par Galina, se déclara impuissant, Boukharine pleurait. Dans tous les bureaux du Kremlin, la désolation se lisait sur les visages. La nouvelle victoire de Toukhatchevski était une victoire triste, sans gloire, sordide, pleine d’amertume. Lorsque l’on a tant vanté la Commune de Paris, et même si l’on célèbre son anniversaire en faisant défiler l’armée rouge, ce n’est quand même pas gai de se sentir versaillais.
     
    Puisque le danger venait de Trotski, puisque Trotski tenait entre ses mains tous les fouets de la répression selon les dires de ses collègues et selon toutes les apparences, puisqu’il lançait son armée rouge à la fois contre les mutins de Cronstadt et contre les paysans de Makhno, Alfred Barthélemy décida de se rendre dans l’antre du monstre. Comme on était au mois de mai, Trotski se reposait à la campagne. Fred pria Victor Serge de l’accompagner. Victor, qui entretenait des liens privilégiés avec Trotski, justifiait toujours les actes de ce dernier.
    Juste avant que l’armée rouge n’écrase Cronstadt, elle avait envahi la Géorgie qui, jusqu’alors, conservait un gouvernement menchevik.

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