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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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Révolution est venue trop tôt, le peuple russe n’était pas prêt. C’est pourquoi les intellectuels bolcheviks vont s’emparer de la Révolution.
     
    Le 8 février 1921, à quatre heures du matin, d’un matin glacé, dans sa datcha recouverte de givre, mourait le prince Pierre Kropotkine. Depuis plusieurs jours, les meilleurs médecins envoyés d’urgence par Lénine, veillaient l’illustre vieillard. Transféré à Moscou, le corps fut exposé dans la salle des colonnes de la Maison des Syndicats. Dès que la nouvelle de la mort de Kropotkine se répandit, une foule immense se mit en marche. De toutes les queues qui s’allongeaient depuis la révolution d’Octobre, aucune n’avait atteint l’ampleur de celle-ci. Tout le peuple de la ville et des faubourgs accourait vers ce cercueil où le vieux révolutionnaire ressemblait maintenant à un pope dans une châsse, à une relique présentée à la vénération des masses. Il n’est pas sûr d’ailleurs que quelque confusion ne se produisait pas dans cette population qui affluait, malgré un froid glacial, si l’on en croyait les nombreuses femmes passant devant le catafalque en s’agenouillant et en faisant de grands signes de croix. Lénine voulait organiser des obsèques nationales. La veuve et la fille de Kropotkine s’y opposèrent, demandant plutôt que les anarchistes emprisonnés bénéficient d’une liberté conditionnelle pour assister aux funérailles. C’est ainsi qu’Alfred Barthélemy apprit que Voline et Aaron Baron avaient été arrêtés en Ukraine et transférés à la prison Boutyrki. Furieux, il essaya de joindre Zinoviev, qu’il ne trouva pas, et se précipita chez Kamenev auprès duquel Galina l’introduisit aussitôt. Kamenev le rassura, lui certifiant qu’il existait certainement des malentendus, une confusion de la Tchéka entre vrais anarchistes et bandits contre-révolutionnaires, que les premiers seraient aussitôt libérés, notamment Voline et Aaron Baron.
    L’inhumation fut fixée au dimanche. À l’entrée des jardins du Kremlin, un obélisque dressé portait l’inscription du nom de Kropotkine, mais aussi ceux de Fourier, de Cabet, de tous ces précurseurs du communisme que Marx appelait avec dédain des utopistes. Cent mille personnes s’amassèrent dans les alentours de la Maison des Syndicats, attendant le départ du cortège. Fred s’y trouvait en compagnie de Victor Serge. Les drapeaux noirs se mêlaient aux drapeaux rouges. Sur des bannières, on pouvait lire : « Où il y a autorité, il n’y a pas de liberté. » La foule piétinait, essayait de se donner du mouvement, pour échapper à l’engourdissement du froid. On ne savait plus ce que l’on attendait. Des rumeurs couraient. Il se produisait de temps à autre des remous de panique, vite résorbés par la multitude très dense. Fred et Victor finirent par arriver à proximité de la famille et des proches de Kropotkine. Igor et ses gardes noirs les entouraient. Fred s’approcha d’Igor et lui demanda pourquoi le convoi funèbre restait immobilisé.
    — Le Comité des funérailles refuse de donner le signal du départ vers le cimetière tant que nos camarades emprisonnés à Boutyrki ne seront pas là.
    — Comment ! Voline et Baron n’ont pas été libérés ?
    — La Tchéka exige que le Comité se porte garant de leur retour en prison ce soir même.
    — Qu’a répondu le Comité ?
    — Il accepte, mais nos camarades tardent à venir.
    Au bout d’une heure, une sorte de rumeur sourde parcourut l’assistance. Apparurent les uniformes sinistres de la Tchéka. La multitude s’écarta pour laisser passer les servants de la terreur et de la mort. Elle les laissait passer en grondant, rechignant à se disjoindre. Les officiers tchékistes saluèrent du poing le Comité des funérailles. Fred n’entendait pas ce qui se disait. Il vit seulement que la femme et la fille de Kropotkine faisaient de grands gestes de protestation. Les tchékistes repartirent. Le Comité des funérailles, aidé des gardes noirs, se mit à retirer certaines couronnes de fleurs du catafalque. Des clameurs, des hurlements même, parvenaient des approches de la Maison des Syndicats. Des bousculades faisaient refluer la foule vers ses extrémités, au loin, dans les rues de Moscou.
    — Pourquoi cette pagaille ? cria Fred à Igor.
    — La Tchéka prétend qu’elle n’a pu trouver un seul anarchiste à Boutyrki. Toujours les mêmes

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