La mémoire des vaincus
qu’un État qui se respecte ne saurait en aucun cas collaborer avec la canaille anarchiste. Lénine dut obtempérer. Vint un moment où cet ambassadeur de l’Allemagne, trop pesant, le paya de sa vie. Bien que ses assassins fussent deux socialistes révolutionnaires de gauche, ils n’en étaient pas moins hauts fonctionnaires de la Tchéka.
— Donc, camarade Kropotkine, nous sommes maintenant débarrassés de cette influence allemande, reprit Fred très doucement.
Kropotkine s’assit dans un vieux fauteuil d’osier. Comme beaucoup de vieillards, il répondait moins aux questions qu’il ne se parlait à lui-même. À lui-même, ou à la postérité. Il murmura :
— Le bismarckisme marxiste… Espérons qu’un jour nos descendants ne baptiseront pas État knouto-bismarckien ce que Lénine est en train de fonder.
Obstiné, Fred continua :
— Lénine a toujours pris parti contre la constitution d’un État. Nous élaborons tous ensemble un nouveau type de société, où l’État n’aura plus de raison d’être.
— Lénine l’a cru. Le croit-il encore ? Toujours est-il qu’il se trompe en composant un gouvernement pour détruire le principe de l’État. Le mal, à nos yeux, ne réside pas dans telle sorte de gouvernement plutôt que dans telle autre, mais dans l’idée gouvernementale elle-même. Il est dans le principe d’autorité. Le peuple commence à apprendre à se passer de Dieu, il saura bien aussi se passer de gouvernement. Le drame de Lénine tient en ce qu’il est un révolutionnaire bourgeois et que, pour un révolutionnaire bourgeois, renverser le gouvernement et en former un autre, c’est faire la révolution. Ils n’en veulent au gouvernement du jour que pour prendre sa place. Or nous savons bien que révolution et gouvernement sont incompatibles ; l’un doit tuer l’autre.
Fred regardait ce grand vieillard, ce révolutionnaire incorruptible qui ressemblait à ces moujiks décrits par Tolstoï. Ce « moujik », il ne l’ignorait pas, était un prince de la vieille Russie, un savant, géographe de réputation mondiale. Ému de se trouver en présence de l’un des fondateurs de la philosophie anarchiste, Fred se sentait en même temps troublé par un flot d’objections. L’aristocrate, en Kropotkine, ne méprisait-il pas un peu le bourgeois Lénine ? Et cette accusation de collusion de Lénine avec le bismarckisme n’était-ce pas une manière de se dédouaner de ce chauvinisme antiallemand dans lequel Kropotkine tomba en 1914, entraînant avec lui Jean Grave et même Delesalle ? Il pensait à la boutade de Lénine à propos des « anarchistes de tranchées ».
Se reprenant, il demanda d’un ton grave :
— Que dois-je faire ?
Kropotkine le fixa longuement, en silence, le pria de s’approcher du fauteuil et lui prit les deux mains.
— Que dois-je faire ? C’est la question que nous nous posons tous. Malgré ses égarements, la Révolution russe est plus importante et plus universelle que la Révolution française. S’opposer aujourd’hui à Lénine servirait la contre-révolution. La dictature bolchevique n’est que provisoire et naturellement condamnée par l’économique. Continuez donc ce que vous faites, tout en restant vigilant. Souvenez-vous toujours que les bolcheviks sont les jésuites du socialisme.
En revenant à Moscou, lentement, dans la vieille auto qui se frayait difficilement une voie dans la plaine enneigée, Fred dit à Igor :
— Tu vois bien, Voline exagère. Kropotkine me donne raison.
— C’est Voline et Makhno qui permettent à Kropotkine de survivre en lui envoyant des provisions d’Ukraine. Peter ne veut rien accepter des bolcheviks. Le gouvernement lui offre deux cent cinquante mille roubles pour publier ses œuvres. Il refuse. Il a refusé aussi la « ration académique » que Lounatcharski octroie aux écrivains. Mais il est si affaibli par l’âge que sa femme considère qu’il pousse trop loin ses scrupules et prend les « rations académiques » en cachette. Il écrit son Éthique, se repose en jouant un peu de piano. Le piano est sans doute la dernière joie qui lui reste. Quand Makhno lui rendit visite et lui demanda : « Quelle est la voie, quels sont les moyens pour s’emparer de la terre ? », il se montra surpris puisqu’il avait fourni la réponse depuis bien longtemps dans La Conquête du pain. Il n’imaginait pas qu’aucun paysan, et surtout pas Makhno, n’ait lu son livre. La
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