La mémoire des vaincus
demeure, comme il en avait vu au Kremlin dans la salle à manger de Lénine, mais Trotski et sa jolie femme, seuls, arrivèrent, affables, en leur tendant les mains.
Tête nue, les cheveux roux un peu blanchis, Trotski avait échangé son uniforme militaire contre une blouse et un pantalon ample. Malgré cela, il ne s’apparentait pas à un paysan, comme Gorki, mais plutôt à un artiste bohème.
L’accueil, très chaleureux, surprit Fred et il s’en voulut de cette réaction épidermique qui fleurait elle aussi le racisme lorsqu’il avait associé Rothschild à Trotski sous prétexte que ce dernier se reposait dans une belle maison. D’autant plus que cette datcha, ancienne propriété d’un duc, ne lui appartenait pas, que le rez-de-chaussée avait même été converti en musée public et que Trotski et son épouse n’occupaient que deux pièces au premier étage. Trotski s’excusa auprès de ses hôtes de leur demander d’emprunter une échelle pour accéder à l’appartement. Toute la tuyauterie du palais détruite par le gel, l’escalier d’honneur effondré, cette résidence n’était donc habitable qu’à la belle saison. Il ne restait que peu de meubles, tous défraîchis, voire éventrés. Les moujiks des alentours s’étaient servis.
— Juste ce qui convient pour les nouveaux maîtres, dit Trotski, en montrant d’un geste, toujours théâtral, les vestiges d’une ancienne splendeur dont on voyait encore quelques traces par des boiseries aux moulures dorées et quelques tableaux de Canaletto dans leurs cadres ouvragés, sans doute protégés du vandalisme parce qu’ils représentaient des églises vénitiennes.
Fred était venu vers Trotski furieux et, dès le premier contact avec ce charmeur, sa colère tomba. Trotski parlait de Sandoz, en mission à Odessa, du parti communiste français qui absorbait peu à peu les milieux anarcho-syndicalistes grâce à Delesalle et à Rosmer. Il complimentait Fred et Victor de leur excellent travail.
Fred se laissait envoûter par ce discours, par ce discoureur qui savait si bien enjôler amis et adversaires. Soudain, il se ressaisit et lança brutalement :
— Camarade Trotski, lorsque le 18 mars 1917 le soviet de Petrograd vous choisit comme président, vous vous êtes engagé, dans votre déclaration d’investiture, à respecter la légalité et l’entière liberté de tous les partis. La direction du Praesidium, avez-vous proclamé, ne cédera jamais à la tentation de supprimer la minorité.
Or, après les mencheviks, les socialistes révolutionnaires ont été éliminés, et maintenant vous pourchassez les anarchistes. Jusqu’où irez-vous dans la suppression des minorités ? Vous souvenez-vous de votre promesse de 1917 ?
Trotski demeura un long moment silencieux. Il ne prit pas la mouche, comme si souvent lorsqu’on le contredisait. Il sembla s’abandonner à une sorte de rêve. Sans doute revoyait-il cette exaltante année 17, que Fred lui rappelait abruptement. Il murmura simplement, d’un air pensif :
— C’était le bon temps !
— Pourquoi avoir été aussi cruel avec Cronstadt ? demanda Victor. Pourquoi cet ultimatum à la radio qui traitait les mutins de vauriens ?
Trotski grimaça, de vraie douleur.
— Ce n’est pas moi qui ai lancé cet ultimatum. Nous ne pouvions pas accepter que Cronstadt s’étende. Il fallait éteindre très vite cet incendie, avant que ne brûle tout ce que nous tentons d’édifier. Mais je n’aurais jamais dit qu’il fallait tirer ces malheureux comme des perdrix.
— Qui a invectivé les mutins à la radio, si ce n’est pas vous ? lança Fred, agacé.
Trotski le regarda avec commisération, comme s’il s’apitoyait sur son cas.
— C’est votre patron Zinoviev, bien sûr. Vous n’avez pas reconnu sa voix de châtré ? Personne n’a reconnu sa voix. Il l’a camouflée, le salaud. C’est Zinoviev qui a déclenché l’assaut contre Cronstadt et il proclame à tout le monde que c’est moi. J’en porterai la croix devant l’Histoire. Ils me détestent parce que je ne suis pas un vieux bolchevik, comme eux, et parce que Lénine m’aime. Ces vieux bolcheviks, quelle plaie pour le Parti ! Ils poussent le communisme dans la dégénérescence bureaucratique. Ils n’ont que le prolétariat à la bouche. Pourtant, dans les usines, seulement quinze pour cent des ouvriers adhèrent au Parti. Un parti de fonctionnaires, voilà leur idéal ! Moi, j’ai levé la
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