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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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nation en armes, comme Danton, la nation armée, victorieuse. L’armée rouge, c’est la fleur de la Révolution.
    — Pourquoi Voline en prison ? demanda Fred. Pourquoi la fleur de la révolution sème-t-elle la mort en Ukraine ?
    — Voline est complice de Makhno qui n’est qu’un bandit.
    — Je ne connais pas Makhno, mais je connais bien Voline. C’est lui qui, à Paris, m’apprit le russe. Il a participé à la révolution de 1905, comme vous. Il a été en exil, comme vous. Il est revenu pour participer à la révolution d’Octobre, comme vous. Vous le savez bien. Pourquoi exclure de la construction de la Russie soviétique des hommes qui ne vivent que pour elle, qu’avec elle ! Pourquoi eux, pourquoi pas Victor, pourquoi pas moi ?
    — Nous enfermons des bandits à Boutyrki et des makhnovitsy, mais pas d’anarchistes ideiny.
    — C’est toujours votre excuse, dit Fred. Vous m’appelez ideiny, mais je suis frère de Voline.
    La gracieuse femme de Trotski servit du thé dans la vaisselle de porcelaine du duc, miraculeusement épargnée du pillage. Depuis longtemps, le sucre avait disparu de Russie. Trotski tendit cérémonieusement à ses invités une coupe de cristal emplie de pastilles de saccharine.
    — Je ne sais si Marx et Engels buvaient autant de thé en Angleterre. Je ne sais si le marxisme passe par tout ce thé ? Si oui, quelle incubation !
    L’évocation de Marx et d’Engels entraîna Trotski dans une longue rêverie. Il s’approcha de la fenêtre et contempla la campagne. Au bout d’un moment, il se planta devant ses visiteurs, les bras croisés.
    — Je pense à la phrase de Marx et d’Engels où ils parlaient du tragique destin de ces révolutionnaires qui viennent avant leur heure. Oui, la Tchéka, Boutyrki, et même ma glorieuse armée rouge, tout cela n’existe-t-il que parce que nous sommes venus trop tôt ? Le peuple n’était pas prêt. Les nations occidentales n’étaient pas prêtes à nous rejoindre. Nous nous trouvons seuls, dans nos contradictions, avec des prisons qui devraient être détruites, une police qui ne devrait pas avoir de raison d’exister, une armée qui devrait être seulement une légion du travail.
    Trotski, au sens propre du mot, chancelait. Il se retint au dossier d’un fauteuil et sa femme le prit par le bras pour l’aider à s’asseoir. Fascinés, Fred et Victor regardaient ce héros d’une tragédie shakespearienne, arrivé au sommet du pouvoir et qui flageolait sur ses jambes. Ils se rendaient bien compte que Trotski, dans un moment de faiblesse, les considérait comme des accusateurs, des fantômes de sa jeunesse libertaire.
    Trotski ne cessait d’agir contre ses principes, de passer outre à ses engagements moraux. Il évoquait toujours les circonstances, l’obligation de défendre la Révolution menacée. En réalité, s’il s’arrêtait un moment pour réfléchir, il s’apercevait bien qu’il ne menait pas les événements, mais qu’il était mené par eux, mené à toute vitesse, comme dans ces troïkas endiablées des contes de son enfance. Alors un vertige l’accablait. Il avait peur du gouffre, au bout de la route. Puis, son immense orgueil le remettait debout.
    — Lev Davidovitch est fatigué, chuchota la femme de Trotski, très triste. Excusez-le. Excusez-nous.
    Fred et Victor regagnèrent leur voiture.
    — Il a été sublime, dit Victor.
    — Encore quelques pas, répondit Fred, et il deviendra lugubre.
     
    Au début de l’été naquit le second fils d’Alfred Barthélemy, l’enfant attendu par Galina, qu’ils prénommèrent Alexis, en hommage à Alexandra Kollontaï.
    Fred regardait ce petit être rougeâtre, congestionné, crispé, qui hurlait comme si on s’apprêtait à l’écorcher. Il regardait Galina qui l’enveloppait dans des lainages. Galina radieuse, heureuse comme il ne l’avait jamais vue. Galina toujours fermée dans ses certitudes, toujours butée dans ses principes, s’était ouverte, avait ouvert son corps, tout son être, pour accoucher de cet enfant qui s’accrochait à sa blouse de ses petits doigts, comme des pattes d’oiseau. Elle déboutonnait son corsage et lui donnait le sein. Le lait était encore rare dans les magasins de Moscou. Heureusement, elle pouvait allaiter. Fred regardait Galina ouverte, ouverte sur l’avenir de cet enfant qui coïncidait avec l’avenir de la Révolution. Encore une fois, sa pensée s’en alla vers l’Ouest, vers Flora que la naissance

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