La momie de la Butte-aux-cailles
sa poupée favorite, dormait, appuyée contre son épaule.
— Mais j’aimerais mieux que ce genre d’heureux événement ne se reproduise pas une troisième fois. Où peut-on se procurer, euh… des condoms ?
— Chez la maison Bador. Il suffit d’écrire et tu les reçois par la poste sans aucune marque extérieure. Tu as largement le temps de t’en préoccuper. As-tu terminé ton conte ?
— Presque.
Tasha feuilleta le cahier où Iris achevait de relater l’histoire du chat de l’île de Man.
— Cela me plaît. J’ai quelques idées concernant l’apparence des deux matous. Kochka me servira de modèle. N’as-tu jamais envisagé la publication ?
Iris eut un geste évasif.
— Plus tard, peut-être, quand j’aurai rédigé d’autres fables. Un écrivain dans la famille, c’est suffisant ! conclut-elle en désignant la Remington qui lui servait à taper les textes de son mari.
Joseph maudissait le destin qui s’acharnait contre lui. Le départ de Victor et, aujourd’hui, celui de Kenji, alléguant à son tour le besoin de se reposer, l’empêchaient d’assister à la réception du tsar à Paris.
Toujours prête à semer la zizanie, Euphrosine en profitait pour l’asticoter.
— Et toi, mon minet, quand c’est qu’tu t’reposes ?
Son fils estimait une piètre consolation le fait que Mélie Bellac fût elle aussi consignée et combattait sa Pichounela en ressassant La Légende de saint Nicolas à longueur de journée.
« C’était pourtant une occasion à saisir aux cheveux ! Les quotidiens annoncent une berline de cérémonie, deux de demi-gala, cinq calèches à huit ressorts ! J’aurais nourri mon roman de détails véridiques…»
En guise de vengeance, il marmonna :
— Poussons le cri de : Vive Félix Faure !
L’écho répond : Vive le tsar’$1 $2
De là, son esprit vagabonda vers la remise d’Alexandrine Piote, que Victor avait proposé de lui céder afin qu’il y entreposât des livres. Son beau-frère était un bon bougre, en fin de compte, et cela lui réchauffait le cœur qu’il lui manifestât de la sympathie.
Il dut interrompre ses cogitations le temps de vendre un exemplaire illustré de Jacques le fataliste . De nouveau seul, il se morigéna. N’était-il pas un auteur ? Ne possédait-il pas le don d’échafauder des intrigues ? La presse était une alliée fidèle, il suffisait de se pénétrer des descriptions journalistiques. Il s’empara de son carnet. Les mots se bousculaient sous son porte-plume à réservoir.
Depuis des années, un vieillard contrefait mûrissait un plan machiavélique. Un sombre soir d’hiver, il fit claquer son fouet et lança son cheval au galop sur le plus laid boulevard de la capitale, qui commémore la prise de Sébastopol. Dans un tourbillon de poussière maléfique, Diableteau…
Jean-Pierre Verberin regrettait de s’être laissé entraîner par Lucy Grémille jusqu’à l’emplacement du futur pont Alexandre III, dont le souverain russe scellerait sous peu la première pierre. Cette atmosphère de liesse enfiévrée l’oppressait, cependant il n’osait l’avouer à sa jeune amie. Certes, ils ne distingueraient rien de la cérémonie, noyés qu’ils étaient au milieu d’une masse compacte de redingotes, de chapeaux à fleurs, de marmaille en larmes, de pieds assassins. Ils auraient néanmoins participé, et, par la suite, dans le salon de coiffure dont elle serait patronne, Lucy déclarerait à la moindre occasion : « J’y étais ! »
La main de sa compagne lui échappa soudain. Paniqué, il se raccrocha à celle d’une matrone qui, furibarde, l’envoya dinguer contre une provinciale à marmotte prête à risquer l’asphyxie dans le but de régaler sa descendance du récit de son épopée. Un énergumène à barbiche blonde entonna d’une voix de fausset :
Sont v’nus à Paris
On n’sait pas pourquoi Le tsar Nicolas
L’impératrice Fédorah
La p’tite princesse Olga
Avec sa nourrice sèche.
Sont v’nus à Paris
On n’sait pas pourquoi 34 !
Jean-Pierre Verberin avait l’impression de s’enliser dans un marécage. Pourquoi son défunt ami Jean-Baptiste Bringart le hantait-il ainsi ? Sans doute était-il auprès de lui, le malheureux trimardeur oublié de tous, assassiné à cause d’une pêche malencontreuse. Quelle mort stupide ! Mais toute mort était-elle autre chose qu’un tissu d’absurdités ? Monette, Bringolo, ce parfumeur momifié et leurs
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