La momie de la Butte-aux-cailles

et en moins large, non ? Le plus surprenant, c’est mon paletot. Selon vous, de quelle couleur est-il ?
    — Euh… vert, je présume.
    — Eh bien, en vérité, il est jaune. De deux choses l’une, ou cette Tasha Legris – elle est russe, remarquez-le – a un problème de perception des pigments, ou c’est à dessein qu’elle a opté pour la couleur de l’espérance. Dommage, parce que moi, je trouve beaucoup plus seyant de m’apparenter à un canari.
     
    « Ma parole, il a la jaunisse », songea Armande Simonet lorsque Alphonse Ballu, escorté de sa cousine, s’introduisit dans le parloir de la pension.
    — Je ne vous espérais plus. Avez-vous été malade ? nasilla-t-elle.
    — Oui, précisément, une sévère crise de foie. Je ne suis d’ailleurs qu’à moitié rétabli. Voici pourquoi j’envisage d’aller achever ma convalescence chez Micheline, qui va monter chercher mes affaires.
    — À tout de suite, mon Poulot.
    — Je suppose que vous allez me régler le terme ? s’enquit la veuve.
    — Ai-je l’air d’un aigrefin ? Recevez au centime près la somme qui vous est due. Je suis au regret de quitter une si charmante hôtesse, dont la délicatesse de traits se bonifie avec l’âge.
    Alphonse Ballu tenta sans succès d’enlacer sa logeuse, aussi rétive qu’un serpent menacé par un scorpion.
    — Oh, ne vous évertuez pas à m’embobiner avec vos simagrées, j’ai l’habitude de l’engeance masculine ! Votre petite grue experte en papillotes ne vous suffit donc plus ?
    — Cette mijaurée ? Une linotte, la cervelle vide, le cœur volage. Ah, je vous le certifie, Armande, rien ne vaut une femme mûre !
    — Comment osez-vous m’appeler Armande et m’insulter en me traitant de mûre ?
    Déboulant de la salle à manger, Adhémar Findorge se précipita au secours de sa belle.
    — Vous, mûre, quand vous atteignez juste la fleur de l’âge ? Fi ! Goujat ! Madame, me ferez-vous l’honneur de venir admirer dans ma chambre ma molaire d’hippopotame ? Monsieur, je ne vous salue pas !
    — Ben, qu’est-ce que t’as, mon Poulot ? s’inquiéta Micheline Ballu, les bras alourdis par deux imposantes valises. T’étais citron et t’es tomate !
     
    Mélie Bellac leur avait préparé un assortiment de crudités ainsi qu’une tourte à la volaille. Lorsqu’ils eurent dîné, Kenji et Djina allèrent s’asseoir dans la chambre à coucher réaménagée.
    — Pinkus m’a envoyé plusieurs lettres. Il n’est pas opposé au divorce, il craint toutefois que ce ne soit compliqué étant donné la distance qui nous sépare. C’est un premier pas. Vous ai-je déjà parlé de Doucia, l’amie d’enfance de Tasha ? Elle a émigré à New York, où Pinkus lui a déniché un logement. Lui et son associé l’emploient en tant que secrétaire.
    Planté devant la fenêtre, Kenji lui tournait le dos. Était-il fasciné par le crépuscule ou mécontent ?
    — De son côté, Doucia a écrit à Tasha. Elle lui a narré s’être fiancée en Russie avec un professeur de mathématiques, qui l’a repoussée lorsqu’il a découvert qu’elle est juive. Triste histoire. Mon autre fille, Ruhléa, m’a posté plusieurs photos de Marcus, il est très beau, le portrait de son père, j’en ai peut-être sur moi…
    Elle fouilla son sac, les yeux rivés aux épaules hostiles de Kenji.
    — Non, dommage. Quelle satisfaction que Tasha et Victor soient bientôt parents, bien que cela me vieillisse encore : deux fois grand-mère, c’est…
    Kenji effectua un brusque demi-tour.
    — Vous êtes une femme, avant tout, la femme que j’aime ! Alors, par pitié, cessez de m’infliger ces poupons ! Je suppose que, sans divorce, jamais vous n’accepterez de venir vivre ici, avec moi ?
    Elle le fixa intensément, brûlante de confusion, de désir et de joie.
    — Détrompez-vous, mon amour. J’ai toujours rêvé de disposer d’une baignoire.

POSTFACE
     
    En 1896, la population de la planète est, selon les statistiques, de 1 milliard 480 millions d’âmes.
    La compétition pour le partage du monde par les grandes puissances poursuit son cours.
    Un aventurier anglais, le Dr Jameson, envahit le territoire des Boers. Il est battu et fait prisonnier. Le Petit Journal titre :
    « L’empereur d’Allemagne Guillaume II a envoyé une dépêche de congratulation à M. Kruger, le président de l’Union sud-africaine (Transvaal), qui a rossé les soldats de sa