La momie de la Butte-aux-cailles
grâce à l’obtention d’un coupe-file de la préfecture, Alphonse l’avait traînée, une bougie à la main, parmi les excursionnistes anxieux ou hilares à la perspective de cette incursion dans les abysses d’une nécropole antédiluvienne. Pour sa part, Micheline Ballu eût volontiers renoncé à cette errance à travers un dédale d’ossuaires. Mais comment résister à son cousin ? Elle se consola en songeant que la fréquentation de squelettes valait nettement mieux qu’une matinée à l’Opéra, dont un contrepoids du lustre monumental s’était écroulé le 20 mai dernier, tuant une malheureuse concierge.
Elle discerna une silhouette féminine s’introduisant en catimini dans la librairie Elzévir, pourtant close à cette heure.
— Secret de polichinelle ! Y suis pas estropiée d’la citrouille, j’me doutais qu’y avait anguille sous roche depuis que M. Mori vit en ermite, lui qu’est point fichu de s’abstenir de compagnie galante ! Ils se figurent que leur manège m’échappe ? S’interdire de circuler par l’immeuble de peur que j’les dénonce… Ah ! J’en dégoiserais un paquet, si ça me démangeait, mais motus, j’me couds l’ bec, la maman de Mme Tasha est nettement plus convenable que ses cocottes de jadis. Ben ça ! On est jeudi, c’est pas son jour !
Dès son entrée, Djina Kherson, enlacée par un Kenji fébrile, sentit des lèvres se presser contre les siennes et des doigts explorer son corsage.
— J’aspire à un répit, le fiacre m’a déposée boulevard Saint-Germain et j’ai couru, je suis sûrement échevelée… Que se passe-t-il ? Des ennuis ? Ton pneumatique m’a inquiétée, nous sommes jeudi !
— Je sais, je n’en pouvais plus de t’attendre, murmura Kenji, tu me manques.
Le séjour de Djina à Cracovie, au cours de l’hiver précédent, chez sa fille Ruhléa qui venait d’accoucher d’un petit Marcus, avait décuplé la ferveur de son amant frustré. Kenji était-il devenu sentimental parce que Iris, Joseph et Daphné, à la suite de Victor, son fils adoptif, avaient émigré ? S’estimait-il davantage maître de ses faits et gestes dans les deux appartements du premier étage, son royaume personnel ? Recevoir Djina une fois par semaine le contentait à peine et lorsque enfin elle apparaissait le samedi soir il faisait fi de sa pondération coutumière et se jetait sur elle comme un affamé.
Depuis qu’il jouissait de son indépendance, Kenji avait fait l’acquisition d’un vaste lit à deux places afin de pourvoir au confort de sa bien-aimée, mais il avait conservé sa chambre à coucher de style japonais, occupée par une alcôve au plancher surélevé recouvert d’une natte où étaient disposés une moelleuse couverture de coton et un oreiller de bois. Il y dormait quand il était seul, pour se maintenir en forme.
Djina reculait le moment de s’afficher ouvertement avec celui qu’elle chérissait. Non que son entourage ignorât la situation, ou qu’elle-même en eût honte, elle avait dépassé ce stade. Elle craignait tout bonnement l’usure de la vie commune, déjà expérimentée avec son époux, Pinkus, exilé à New York. Cette idylle avait un tel piquant ! Se savoir désirée l’émoustillait au long de la semaine et l’aidait à oublier qu’elle avait largement franchi le cap de la quarantaine.
— Ta gouvernante est là ?
— Je lui ai donné congé.
La gouvernante, Mélie Bellac, avait été embauchée en avril par Kenji après la défection d’Euphrosine, dont il était soulagé de se séparer tant elle était despotique. Cette domestique, patronnée par la tante de M. Chaudrey, l’apothicaire de la rue Jacob, était une veuve de soixante ans, originaire de Brive-la-Gaillarde, efficace et si discrète qu’elle eût presque été transparente, n’eût été son besoin de brailler à tout bout de champ :
Durara’ co, pichounela
Durara’ co toujourn
Tan que l’argen durara
La pichounela dansara 12 .
Saturé de ce refrain, Kenji le débitait invariablement à Daphné les soirs où il s’invitait à dîner rue de Seine. Il insérait parfois, imprégné qu’il était de l’accent limousin, le son a dans la conversation, occasionnant la surprise des clients et les railleries de Joseph, qui marmonnait :
— Vraima larila nous vl’à dansara, avec un associé qui s’exprime en patois.
L’autre reproche de Kenji à l’égard de Mélie était sa spécialité de farcis durs ,
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