La momie de la Butte-aux-cailles
partageait la vie d’une fille des rues 11 dans un logement pouilleux de la rue Descartes, s’était éteint en janvier. Quelle destinée maudite avait été celle de ce génie !
« Et moi, bercé par le confort, ai-je une étincelle de ce feu sacré qui stimulait le poète, et dont brille l’œuvre de Tasha ? Mes photographies valent-elles quelque chose ? Celles de Tasha posant sur sa bicyclette, à la consternation d’Euphrosine, ne seront-elles que des souvenirs de famille ? »
Il avait enfin osé se servir de l’appareil Pocket Kodak, cadeau de Tasha le 14 janvier, jour de ses trente-six ans. Il était fier et heureux que deux de ses agrandissements aient été exposés dans les locaux du Photo-Club de Paris, à la galerie des Champs-Élysées. Cependant, il doutait de lui. Ses portraits, un forgeron d’Anduze et une chevrière du Larzac, choisis parmi les nombreux clichés pris au cours de ce merveilleux été de vacances avec Tasha, étaient-ils dignes de rivaliser avec le Charretier lozérien , la Madone moderne et Les Éperviers au nid ? Une envie le tenaillait. Apprendre à utiliser une caméra. Il serra les paupières. À l’instant où Kochka se lovait sur son ventre, il se promenait déjà en rêve, Tasha à son bras, sur une avenue où des becs de gaz plantés dans le macadam éclairaient des badauds attroupés autour d’un bonimenteur. La scène s’accélérait, il y avait de la couleur, des sons, et le vent muait les marronniers en pantins géants aux doigts grignotés de lichen.
10 septembre
Ni la pluie ni le tonnerre n’avertirent les Parisiens de se méfier. Pourtant, les huit premiers mois de 1896 avaient été fertiles en anomalies météorologiques. Plus de quarante orages s’étaient déversés sur la capitale. Le 26 juillet en avait essuyé quatre, dont une averse torrentielle de grêle responsable de dégâts importants au Jardin des Plantes.
Mais, en ce jeudi 10 septembre, malgré un été déclinant entre chien et chat, rien ne présageait ce qui allait se produire.
Bringolo s’était éveillé de bonne heure, à l’écoute des borborygmes de son estomac. Il alluma les deux lanternes Levant chapardées une nuit sur un chantier et se réchauffa un café au-dessus d’une lampe à pétrole. Ah ! Des patates noircies sous les braises et un juteux rôti ! Il salivait.
— Quand t’as les crocs, t’as pas l’pain et quand t’as l’pain, t’as plus d’crocs !
Il était trop tôt pour sonner aux institutions de charité, aussi eut-il recours à la combine qui l’avait souvent tiré d’embarras : se poster devant les maisons bourgeoises et y chiper les pots à lait suspendus aux boutons de porte. Il traîna ses durillons endoloris à la place d’Italie, loin de la misère de la Butte-auxCailles où les masures humides aux carreaux de papier huilé auraient été impropres à lui procurer son déjeuner. Tête basse, bâton à la main, musette en bandoulière contenant une bouteille vide, il réussit à se fournir gratis dans un immeuble où, sans alerter le concierge, il s’introduisit à la suite d’un noctambule. Puis, riche du litre qu’il avait dérobé, il bifurqua vers son éden.
Il s’y glissait à travers un trou circulaire masqué par des orties et du chèvrefeuille. À demi courbé, il émergea dans le parc livré aux ombres et parcourut la brousse où se dissimulait son cabanon. Il ingéra la moitié du lait, fourragea parmi un assortiment de cannes à pêche rudimentaires, en sélectionna une et ouvrit une boîte de fer-blanc peuplée d’asticots.
La pièce d’eau somnolait, festonnée de hampes de jonc. Bringolo n’oublia pas de caresser la joue de la Vierge lézardée.
— Si tu m’accordais ta protection, ma belle, que j’attrape une ou deux prises, une carpe ferait mon affaire, j’irais la vendre à la mère Adélaïde et avec la thune je m’payerais un gros tournedos, parce que l’poisson c’est pas ma tasse de thé. Ou juste deux ou trois tanches ? Rapport aux collets qu’j’ai posés dans la nature, tu m’as été défavorable, pourtant, ma main au feu qu’les parages abondent en gibier comestible…
Si la Vierge garda le silence, une corneille crailla en guise d’assentiment. Bringolo se signa et considéra l’autre divinité, qui, elle, régnait au centre de la mare. En équilibre sur un bloc sommairement équarri se tenait une statue dotée d’un faciès monstrueux. Bringolo l’exécrait, toutefois il
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