La momie de la Butte-aux-cailles
toilettes de plage en batiste crème au col marin brodé d’ ancres.
En guise de garçon d’honneur, on avait emprunté à une bijoutière de la rue du Colisée son terrier du Yorkshire, un toutou effarouché aux poils aplatis sur les côtés et noués derrière la tête.
— Cette miniature a de faux airs de Cléo de Mérode, êtes-vous de mon avis ? questionna Raphaëlle de Gouveline.
— La nouvelle pensionnaire de notre Académie nationale de musique ? Quel tintouin assourdissant dans le landerneau parisien au sujet d’une intrigante ! Le principal titre de gloire de cette jeune danseuse est de dissimuler ses oreilles sous des bandeaux à la Botticelli.
Les réjouissances s’étaient déroulées en présence d’un comité réduit. Raphaëlle de Gouveline avait insisté pour que Victor et Tasha soient témoins, attendu qu’elle s’était décidée à prier Mme Legris de la portraiturer.
Une collation fut proposée dans le salon d’apparat argent et céladon encombré de divans et de jardinières. L’ameublement moderne était surchargé d’œuvres de Lalique et de Gallé acquises à la galerie d’art de Samuel Bing 14 .
— Ma chère, vos plafonds sont à trois mètres de haut ! observa, dépitée, Blanche de Cambrésis, à qui sa ressemblance avec une chèvre valait, dans la librairie Elzévir, le sobriquet dû à Joseph de « la Bique ».
Victor rongeait son frein, exaspéré par l’absurdité de la situation. Réfugié près d’une bibliothèque, il l’inventoriait d’un œil expert, espérant ainsi se soustraire aux avances de Mme de Flavignol.
Tasha prétexta un désir de se repoudrer, manière d’éconduire l’ennui. Au sommet d’un escalier ornementé de tapisseries et de plantes vertes, elle s’introduisit dans une chambre où paradait un lit de palissandre relevé de bronzes dorés sous un ciel chantourné. Elle accéda à un boudoir ovale où un canapé transformable rappelait qu’Octave de Gouveline avait souffert d’insomnies et fréquemment délaissé la couche commune. Sur un guéridon, on avait amoncelé des journaux encore entourés de leur bande et du courrier décacheté. Un carton attira son attention. S’en emparant, elle le lut et le relut, incrédule. Impossible ! Pas lui ! Peut-être était-ce une invitation périmée ? Hélas non, la date ne laissait planer aucun doute : il était à Paris, il y séjournerait jusqu’au début du mois d’octobre, puisqu’il participerait aux fêtes de l’arrivée de Nicolas II. Tasha reposa lentement le bristol, assaillie de souvenirs resurgis d’un passé qu’elle croyait révolu.
CHAPITRE V
11 septembre
C’était le matin du grand soir : Jean-Pierre Verberin venait souper. Dès potron-minet, Bringolo avait déambulé aux alentours de l’avenue de Choisy. Les boutiques défilaient, prodigues de ces camelotes dont se nourrit la convoitise des sans-le-sou, les gosses bayaient devant les pâtisseries et les échoppes de jouets. Bringolo avait soigneusement esquivé les étals, inutile d’exciter de dangereuses tentations. Il regrettait d’avoir troqué sa carpe contre un repas au lieu de la monnayer, mais ce qui est fait est fait.
Posté en une attitude pitoyable à la sortie de l’église Sainte-Anne de la Butte-aux-Cailles en fin de construction, il eut la bonne fortune de tomber sur une noce. Cette aubaine lui rapporta assez pour payer les ingrédients du festin.
Bringolo jubilait. Il avait récupéré une table bancale chez un marchand de bois. Deux caisses dénichées chez un fruitier, et voilà les chaises ! Il avait mis le vin à chambrer, une bouteille de gros bleu réglée rubis sur l’ongle – quand on convie un ami à dîner, on ne lésine pas sur la boisson. Il s’était éreinté à creuser une tranchée où crépitaient des braises. Dès que Jean-Pierre serait là, on ferait rôtir les saucisses sur une grille subtilisée dans un chantier. La préparation des nouilles acheva de le galvaniser. Il se frotta les mains. L’eau frissonnait dans une marmite suspendue au-dessus d’un feu de branchages, il pouvait s’accorder un peu de détente.
Il ouvrit La Chanson des gueux à l’aveuglette et déchiffra à voix haute Idylle sanglante en détachant les syllabes :
Oh ! oh ! l’frisé, mâchant d’Ia bave,
Tira son eustache raiguisé…
Il avait entendu un bruit.
— Jeannot ?
Les ombres demeurèrent silencieuses.
Ah ! ah ! la pauv’Margot la belle,
Elle eut
Weitere Kostenlose Bücher