La momie de la Butte-aux-cailles
le monde !
Tata Bric-à-brac était une corpulente quinquagénaire au chignon plus gros qu’une pastèque. Hiver comme été, elle protégeait son échine d’un châle noir au crochet. Bien qu’elle possédât un véritable don pour le commerce et qu’elle ne ratât pas une vente où s’approprier un bibelot hors du commun, elle vivait au jour le jour, car elle ne se privait d’aucun plaisir. Elle louait un logement et un hangar cour de Rohan 18 , et depuis trente années y accumulait paperasses et babioles, partant du principe que les merles blancs trouvent toujours preneur. Elle vendait « dans le tas » ses flambeaux émaillés, ses assignats, ses médailles ou toute pacotille susceptible de tenter un jobard.
— Combien cette tocante, tata Bric-à-brac ?
— Elle a appartenu à Napoléon III. Admirez ce cadran au décor ciselé. Elle sonne les heures et les demies. L’empereur l’avait sur lui à Sedan. Pour vous, cent cinquante francs, un cadeau.
— Plutôt mourir !
— En ce cas, mes condoléances.
La victime fulminait, suppliait, hésitait et finissait par payer cent francs une montre de gousset en plaqué or qui en avait coûté quinze.
Pendant le trajet en fiacre, luxe dont Alexandrine Piote fut reconnaissante au libraire en raison des rhumatismes qui la tenaillaient, ils devisèrent de choses et d’autres, sans que Victor eût le courage d’aborder un sujet crucial. Devait-il l’interroger sur la conduite d’Alphonse Ballu ? Mais à quel titre ? Il jugea plus prudent de renoncer.
— Vous êtes prévenant, monsieur Legris, une fois encore vous me rendez service. Je vais vous faire une faveur. En prime des livres de Chevreul sur lesquels vous aurez un rabais, vous allez apprécier un spécimen insolite. Je n’ignore rien de votre péché mignon, quand il y a un mystère, vous êtes sur des charbons ardents.
Le fiacre les mena au carrefour de Buci. Ils empruntèrent le passage du Commerce, allée décrépite où prospéraient des basses-cours entre des chaudronneries, des kiosques à journaux et des épiceries. L’entrée en était interdite aux musiciens ambulants. Victor ressentit un soupçon d’inquiétude quand ils atteignirent le numéro 9, où, en 1790, le Dr Guillotin avait expérimenté sur des moutons le couperet de sa machine à décapiter sur une grande échelle. Un serrurier avait installé ses fourneaux dans une tour datant de Philippe-Auguste. Des roues de bicyclettes et des jeux de clés en attente de soins se languissaient vis-à-vis de sa forge rougeoyante.
À mi-hauteur du passage, une ruelle s’ouvrait sur la cour de Rohan. Disloqués et patinés par l’âge, des hôtels des XVI° et XVII° siècles s’épaulaient les uns les autres. Malgré la pauvreté du lieu, les fenêtres des soupentes arboraient des cages à oiseaux et des bacs, prodigues, au printemps, de giroflées. Un carton avait été cloué sur un figuier chétif :
On recherche des petites mains en vue
confection, fleurs et plumes.
Aussi Victor ne fut-il pas surpris de croiser des ouvrières dont la chevelure était saupoudrée de filoches et de brindilles argentées.
Un coin de la cour à double issue était investi par les futailles d’un débit de boissons à la terrasse ombragée de volubilis étiolés. L’extrémité opposée accueillait des cadres vermoulus, des tuyaux de poêle et des ustensiles rouillés.
Le hangar de tata Bric-à-brac, sis au rez-de-chaussée d’une construction de l’époque Louis XIII, était bordé du « pas de mule » utilisé jadis par les docteurs en Sorbonne pour descendre de cheval. Il jouxtait l’atelier d’un menuisier où un chiot batifolait parmi des copeaux fleurant le sapin.
C’était au premier, dans son logement, qu’Alexandrine Piote conservait la récolte qu’elle estimait la plus précieuse et ne soumettait qu’aux clients sérieux. Victor s’était procuré auprès d’elle à plusieurs reprises, sans jamais en contester le montant, des ouvrages épuisés ainsi que des photographies, dont trois clichés de Gustave Le Gray 19 .
Si le hangar ressemblait à une porcherie, le deux-pièces reluisait de propreté. Tapissés de cretonne, les murs, le lit et les trois fauteuils évoquaient une maison de poupée. Des pots de résédas et de pensées s’intercalaient entre les trésors entreposés sur des étagères, biscuits ou volumes dorés sur tranches, chacun pourvu d’une étiquette indiquant sa source et son prix. Victor
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