La momie de la Butte-aux-cailles
Bringolo ?
Jean-Pierre Verberin se dirigea vers la cahute tel un naufragé nageant en direction d’un radeau. Enfin, il allait se réchauffer, boire un café, subir des jurons affectueux.
Quelle ne fut pas sa déception de découvrir une cabane à l’abandon jonchée de détritus ! S’était-il fourvoyé ? Pourtant, le paysage et la statue décrits par le chemineau étaient conformes à ceux qu’il venait d’examiner. Sans doute l’aube abusait-elle ses sens. Il se souvint que Bringolo avait mentionné une demeure inoccupée aux alentours du boulevard d’Italie et de la rue Corvisart.
Il rebroussa chemin, enjamba une souche. Un élancement douloureux le fit gémir tandis qu’il se frayait un passage entre des arbustes déracinés.
Il ne s’attarda guère près du couple de lions postés en faction à l’entrée. À l’opposé, le logis bas sur pattes troué d’une porte rafistolée était à coup sûr le nid où s’abritait le vagabond.
— Oui, c’est ça, après l’orage, il aura déménagé. La porte résista à sa pression, un cadenas la bloquait.
Ses efforts furent inefficaces. En l’absence du maître des lieux, son antre était préservé de toute intrusion. Il appela. Rien.
Désemparé, Jean-Pierre Verberin recula afin de contempler la totalité de la construction. Il buta contre un obstacle. Les paupières plissées, il scruta le point où il venait d’achopper et distingua un rectangle clair à demi enfoui sous des feuilles mortes.
C’était un livre ouvert posé en accent circonflexe. Il le retourna entre ses mains, déchiffra le titre à demi effacé : La Chanson des gueux , de Jean Richepin.
— C’est le bouquin de Bringolo !
Sur l’une des pages, la carte-réclame d’un salon de coiffure était collée par l’humidité. Une poésie, Idylle sanglante, disparaissait sous des empreintes de doigts.
— On dirait… On dirait de la confiture… ou… Du sang séché ? souffla Jean-Pierre Verberin.
Il frissonna. L’intuition lui vint qu’il était peut-être arrivé des ennuis à son ami. Partagé entre l’envie de fuir et celle d’en apprendre davantage, il décida de ratisser les abords de la maison. À travers une brèche entre deux pans de mur éboulés, une étroite tranchée menait aux lions de pierre. Il la suivit. Son talon dérapa, il se rattrapa in extremis et étudia le sol. Là, à ses pieds, un petit canif à une lame.
— Oh, mon Dieu ! Ce cœur gravé sur le manche, c’est le canif de Bringolo !
Jean-Pierre Verberin flancha dans un mouvement de panique et coula des regards apeurés autour de lui. « Fiche le camp ! »
Accomplissant comme à l’accoutumée une tâche intempestive, Euphrosine Pignot nettoyait au beau milieu de la matinée la devanture de la librairie Elzévir.
— Déjà que la lumière est en deuil, si en plus les vitres sont encrassées, pas moyen d’allécher les chalands, grommelait-elle tandis que son éponge dégorgeait une écume abondante.
— Ben là, le problème est réglé, rideau ! railla Micheline Ballu, alourdie de cabas. N’empêche, vous êtes dévouée, souligna-t-elle, désireuse d’atténuer sa critique.
— Normal de se décarcasser dans l’intérêt des siens.
— Il n’a pas votre serviabilité, m’sieu Legris. Il me déçoit.
— Ça, c’est de l’ingratitude. Grâce à lui, vous gardez votre loge et il vous laisse la jouissance d’une chambre de bonne !
— Exact, mais c’était rapport à mon cousin, volatilisé. J’en ai l’estomac révulsé. J’ai supplié m’sieu Victor d’enquêter, macache, il s’en fout !
— Et s’il était en mission confidentielle, votre Alphonse ? L’armée, c’est la grande muette, serments clandestins et chinoiseries, y a des consignes, surtout après cet imbroglio.
— Lequel ? Vous manquez d’clarté !
— C’était une allusion à ce présumé espion, Alfred Dreyfus.
— Pourquoi présumé ? Mon cousin certifie qu’il est coupable de haute trahison et qu’il mérite pire que sa dégradation et sa déportation au diable.
— A l’île du Diable, madame Ballu. Justement, M. Legris et M. Mori en ont causé hier soir, suite à la publication dans L’Éclair d’un article qui traîne ce Dreyfus dans la boue, et signale aussi un document secret, une lettre codée que l’attaché militaire d’Allemagne a expédiée en Italie, avec cette phrase : « Décidément, cet animal de Dreyfus devient trop
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