La momie de la Butte-aux-cailles
faire un saut, je vous promets de parcourir la salle des ventes cet après-midi, repartit Victor.
Lorsque ses visiteurs l’eurent remercié et se furent esquivés, Kenji se risqua à quitter son refuge, la lavallière autour du cou.
— Et si vous y alliez maintenant ? Je crois que Mélie va nous préparer des cervelles de veau à la Mornay, si je ne me trompe vous en raffolez.
— Mais notre programme stipule…
— La vie est trop courte pour qu’on soit l’esclave du temps, déclara Kenji, désignant la porte à Victor.
Les abords de l’hôtel des ventes grouillaient de tapissières et de camions croulant de commissionnaires savoyards qui s’escrimaient à charrier vers le marteau du commissaire-priseur meubles, œuvres d’art et bouquins.
Victor détestait la cour des Massacres où pullulaient des buffets éventrés ou des outillages d’artisans saisis par la justice. Des ferrailleurs de la rue de Lappe brassaient ces épaves qu’ils se disputaient à prix d’or. Ce lieu servait aussi d’asile aux colis volumineux.
Il gravit des marches et pénétra dans un corridor appelé Mazas ou le Dépotoir. Alexandrine Piote, dite tata Bric-à-brac du fait de sa propension à employer l’onomatopée « taratata », se cachait-elle dans ce pandémonium consacré aux ventes après décès ou faillite ? Sous un lustre à quatre becs de gaz s’amoncelaient des mannequins de couturière, des glaces à l’étamage suspect, des couverts en faux ruolz. Victor pinça les narines, peu désireux de humer l’odeur de ranci et de poussière. Au premier rang d’une étroite pièce, une vingtaine de marchands à touche-touche suivaient les offres, le cou tendu, le gibus pelé. Nulle femme parmi eux.
Victor se résigna à gagner l’étage, fouilla du regard la salle 13 où s’écoulaient des pendules, des faïences, mais surtout des tableaux, puis examina une à une les expositions, gravures, bijoux, cristaux, alignés à l’intérieur de vitrines où s’agglutinaient des experts et des chalands. Les bibliophiles étaient en général des messieurs mûrs à redingote et haut-de-forme munis de lunettes et de rosettes honorifiques. Victor reconnut plusieurs de ses clients, membres de sociétés savantes ou d’académies, et battit en retraite. Le reflux des spectateurs lui apprit qu’une enchère venait de se terminer.
« Si tata Bric-à-brac était là ce matin, j’ai idée de l’endroit où elle s’est rendue », se dit-il, amusé à la pensée qu’Alphonse pût courir la prétentaine avec cette dame, de quinze ans son aînée. Il remonta la rue Chauchat et s’engouffra dans un bistrot tenu par un Aveyronnais aux épais sourcils neigeux. Cinq brocanteurs, dont une femme aux cheveux flamboyants, buvaient des bocks en se livrant à une opération nommée « révision ». Avant la transaction officielle, ils s’étaient mis d’accord sur l’acquisition de quelques lots. Pour qu’ils ne soient pas attribués à un particulier, ils poussaient les enchères au maximum. Découragés, les amateurs se désistaient et l’un des compères emportait alors l’affaire. Pour rattraper la perte d’argent, les rossignols étaient remis en adjudication entre les complices.
Un individu hâve aux paupières papillotantes peina à soulever deux appliques.
— Bronze factice, douze francs. Qui dit mieux ? Moi, Joséphin Grau, j’en propose quatorze. M. Alisbert, seize, Mme Piote, dix-sept, je relance à dix-huit cinquante, une fois, deux fois…
Il frappa la table d’une fourchette.
— Adjugé à Joséphin Grau.
— Monsieur Legris ! Joignez-vous donc à nous ! s’exclama Alexandrine Piote. Que je vous dévide les derniers potins. Monsieur est libraire, expliqua-t-elle à l’assemblée. Devinez ce qu’un curé a déniché dans un volume dépareillé de Corneille qu’un de nos collègues venait de chiner et qu’il lui a cédé pour une bouchée de pain ? Un reçu qui a permis à un jeune homme de sa paroisse de se dégager des dettes contractées par son père.
— J’espère que ce prêtre jouira du Paradis, remarqua Victor.
— Un jour, j’ai dégoté un billet de cent francs dans un manuel d’usages mondains, chuchota un vieillard à monocle.
— Alexandrine, j’ai une requête à formuler : auriez-vous des textes de Chevreul ? demanda Victor.
— Le savant mort centenaire ? Possible. Suffit de rentrer à l’écurie et de fourrager les piles de bouquins. Salut tout
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