La momie de la Butte-aux-cailles
créature qui se consacre au commerce des antiquités…
— Il a quel âge, Alphonse ?
— Trente-quatre ans, répliqua la concierge.
— En ce cas, il est responsable de ses actes. S’il l’avait jugé capital, il vous aurait envoyé un mot d’excuse. Bon, rassurez-vous, j’en aviserai Victor dès qu’il daignera nous combler de sa présence, il est très en retard.
— Attention ! V’là la Primolin, toujours l’oreille qui traîne, celle-là… Bonjour, madame Primolin, votre lumbago, ça va mieux ? s’enquit avec suavité Mme Ballu.
Juché sur sa bicyclette, Victor pédalait à vive allure. Rien ne lui importait, sinon de fuir. Fuir son quotidien, ses craintes, ses contraintes, sa propre personnalité, et même son amour envers Tasha, entaché de jalousie. Le vent de la célérité le purifiait, le changeait en un être neuf.
Il accéléra sur le quai Malaquais, dans l’espoir de rattraper le temps gaspillé à réparer le pneumatique percé d’une de ses roues. Joseph allait l’accuser de délaisser son travail. Aurait-il tort ? Si le goût des livres anciens perdurait en lui, il était concurrencé par celui de la photographie et, plus récemment, des images animées. Il effleura le portefeuille où il avait rangé le billet de la projection à laquelle il avait assisté la veille, juste avant de se rendre rue des Saints-Pères en fin d’après-midi. La première salle dédiée à cette technique novatrice, à Paris, 6, boulevard Saint-Denis ! Sur le carton étaient imprimés ces mots magiques :
CINÉMATOGRAPHE DE MRS LUMIÈRE FRÈRES
Carte d’entrée
Les séances ont lieu tous les jours et les dimanches
et fêtes de 2 h à 6 h et de 8 h 1/2 à 10 h 1/2.
L’argument des films était très simple, que ce fût le repas d’un bébé, une partie de cartes ou la démolition d’un mur qui, ô miracle, se reconstruisait à peine abattu. Victor avait été fasciné par ce « truc » et par de nombreux effets, en particulier la fumée au cours d’une scène où figuraient des forgerons. Et il redoublait d’allégresse en songeant que Georges Méliès s’était engagé à lui projeter au théâtre Robert-Houdin les séquences qu’il avait tournées dans sa propriété de Montreuil et, durant l’été, en Normandie, à l’aide de son kinetograph.
Ce fut en sifflotant des mesures de La Habanera d’Emmanuel Chabrier qu’il accosta la librairie. Euphrosine Pignot et Micheline Ballu s’étaient éloignées, l’une préférant son filet à provisions à son éponge, l’autre obligée de cirer ses escaliers. Lorsqu’il eut garé son vélo dans l’arrière-boutique, Victor affronta un Jojo résigné, flanqué de l’ex-chimiste au Collège de France. Il parlementa brièvement avec un étudiant de l’École des ponts et chaussées en quête de livres d’architecture. Il lui certifia être dans l’incapacité de se les procurer afin de s’en débarrasser.
— Je suis aise de vous voir ensemble, vous Joseph, je n’ai pas eu le temps de vous soumettre hier soir des notes qui vont vous intriguer, et vous, monsieur Mendole, parce que j’ai des questions à vous poser à leur sujet.
— Concernent-elles mes monographies de Chevreul ?
— Non, je les ai recopiées d’après un document détenu par une marchande assurée de me fournir ce que vous convoitez. M. Mori est à l’étage ?
— Il explore les boîtes des bouquinistes à l’affût d’incunables, rétorqua Joseph.
Victor, que l’absence de Kenji soulageait, exhiba son calepin, expliquant aux deux hommes ahuris que ce jargon était rédigé sur un livre miniature avalé par un poisson.
— Ça n’a pas de sens, marmotta Joseph.
— Vous permettez ? demanda M. Mendole, lui arrachant le carnet des mains et ajustant son lorgnon. Cinnamum , marra , facile. … nyx , us, ardu , oes , on pourrait en déduire, dans ce contexte, qu’il s’agit d’onyx, de tus, nardus et aloe, grogna-t-il.
— Que signifient ces mots ?
— Cela va de soi, monsieur Legris, c’est du latin : l’onyx, l’encens, le nard et l’aloès sont, tout comme le cinnamome et la myrrhe, des substances aromatiques entrant dans la composition d’une solution quelconque, un médicament par exemple. Les chiffres… Difficile à comprendre, sans doute des dosages.
— Et Pentaour creavit ?
— Pentaour est probablement un nom propre, de consonance égyptienne peut-être. Creavit est la troisième personne du singulier
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