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La momie de la Butte-aux-cailles

La momie de la Butte-aux-cailles

Titel: La momie de la Butte-aux-cailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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exigeant. » Y a du louche, en a déduit le père de ma bru.
    — Y a rien d’louche à constituer dans l’ombre un ensemble de pièces accablantes.
    — Si, parce que le journal garantit que la lettre a été communiquée aux juges seuls, dans la salle des délibérations du Conseil de guerre, et donc camouflée à la défense. Alors, de là à supposer que ce dossier a été fabriqué… Enfin, c’est M. Legris et M. Mori qui l’envisagent, hein. L’embêtant, c’est qu’mon Joseph, revenu de livraison au moment de leur conversation, reproduit maintenant leurs propos à la façon d’un perroquet, et que, dès que j’lui préconise la prudence, il m’envoie promener.
    Elle tordit son éponge au-dessus d’un seau empli d’une eau brouillée.
    — Réflexion faite, la réaction de votre fils est naturelle, puisque la femme et la belle-mère de m’sieu Legris lui sont apparentées. Difficile de renier sa famille…
    L’éponge avec laquelle Euphrosine se disposait à laver les vitrines se pétrifia près d’un meneau.
    — Mon Joseph, il est charentais de mon côté, et du côté de son père, si on remonte aux bisaïeux, il est hollandais, de la Groningue précisément. Ça vous défrise ?
    — Ne l’prenez pas sur ce ton ! Mme Tasha et sa maman, elles ont les mêmes origines que Dreyfus, non ?
    — Mme Legris est française depuis son mariage, Mme Kherson est russe, et Alfred Dreyfus est alsacien. Vous avez quelque chose contre les Russes et les Alsaciens ?
    Micheline Ballu exhala un soupir indigné.
    — Ma parole, vous êtes obtuse, à moins que vous ne vous amusiez à « bisque, bisque, rage » ! C’est des étrangères, elles sont juives, et Dreyfus aussi, point final.
    Euphrosine s’approcha d’elle à lui souffler dans la figure. Plus large que son amie, elle la dominait d’une tête. Micheline Ballu se recroquevilla.
    — À ce compte, ma petite Daphné aussi est une étrangère, puisque ma bru est anglo-japonaise ! Une paria ! La chair de ma chair ! J’enseignerai à ceux qui essaieront de lui nuire de quel bois j’me chauffe, premier avertissement. En attendant, j’vous laisse une deuxième chance d’vous amender.
    — Mais je n’la menaçais pas, ni elle ni personne, tout c’que je constatais c’était…
    — C’était de mauvais aloi, madame Ballu.
    Les deux femmes firent un saut de carpe, déconcertées par la voix de Joseph.
    — Reste calme, mon minet, la langue de Micheline lui a fourché.
    — Je conserve sur moi le papier d’Émile Zola paru dans Le Figaro du 16 mai. Vous méritez bien que je vous en lise un extrait, enchaîna Joseph :
    « Nous en sommes à détruire les frontières, à rêver la communauté des peuples […], à nous sentir tous frères par la douleur, à vouloir tous nous sauver de la misère de vivre en élevant un autel unique à la pitié humaine ! Et il y a là une poignée de fous, d’imbéciles ou d’habiles, qui nous crient chaque matin : "Tuons les Juifs, mangeons les Juifs, massacrons, exterminons, retournons aux bûchers et aux dragonnades !" »
    Joseph s’était exprimé avec passion, d’une inflexion si vibrante que des quidams ralentirent le pas, aux aguets. Un galet froid obstrua la gorge de sa mère. Quant à Mme Ballu, elle eût souhaité être transportée chez elle.
    Satisfait, Joseph replia la coupure.
    — Maman, je t’implore de rincer ta mousse, on se croirait dans une lessiveuse à l’intérieur ! Oh ! Bonjour, madame de Réauville, je ne vous avais pas remarquée. Je vous tiens la porte ?
    À travers son face-à-main, l’ex-Mme de Brix les examinait tour à tour avec l’expression d’une châtelaine confrontée à trois gredins. Le dialogue qu’elle avait surpris était édifiant. La raideur affectant son visage, crispé par l’hémiplégie, s’accentua. Son époux le colonel le lui avait seriné : ceux qui oseraient, en dépit des preuves les plus évidentes, controverser la félonie du capitaine Dreyfus, s’avéreraient des ennemis de la France. Elle pinça les lèvres et, renonçant à commander Cœur déçu , d’Édouard Delpit, poursuivit sa route sans répondre à l’invitation de Joseph, qui bougonna :
    — Le temps est à l’orage, ça détraque les nerfs.
    — Mon minet, pardonne à Micheline, elle est sans nouvelles de son cousin, c’est inexplicable, ça la tarabuste. Elle aimerait tant que M. Legris vienne à son secours et aille fureter chez une certaine

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