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La momie de la Butte-aux-cailles

La momie de la Butte-aux-cailles

Titel: La momie de la Butte-aux-cailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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déduisait de son salaire les quarante centimes quotidiens de sa place, ainsi que les cinq centimes que coûtait chaque seau de douze litres de lessive, et le compartiment de séchoir loué à l’établissement quarante-cinq centimes pour vingt-quatre heures. Ces frais défalqués, elle gagnait à peine trois francs par jour. À l’horizon de ses quarante ans la guettait une silhouette de pocharde dévergondée aux jambes gonflées de varices. Cet avenir était certes lointain, toutefois quand, a proximité d’une chaudière brûlante et d’un fleuve venteux, on risque sans cesse une fluxion de poitrine, on redoute d’atteindre rapidement la limite de ses forces.
    Elle avait conquis un gagne-pain et s’efforçait d’être ponctuelle afin de le conserver. Elle avait assisté à quantité de bagarres terribles entre fortes en gueule qui n’hésitaient nullement à se servir de leur battoir comme d’une arme offensive, aussi espérait-elle échapper à ces pugilats. Elle évitait également de céder a la tentation de participer aux tournées d’absinthe ou de devenir une coureuse de barrières. Combien de temps résisterait-elle ? Les fois où on l’avait employée à délivrer un ballot chez un célibataire, elle avait prudemment gardé ses distances, méfiante envers ces clients prompts à traiter les ouvrières pire que des catins.
    Pourtant, elle appréciait la danse et ne rechignait pas à boire une verte le samedi soir, au bal Bullier, carrefour de l’Observatoire, avec sa copine Rolande. C’est là qu’elle avait chaloupé le mois précédent entre les bras d’un homme qui l’avait séduite au point de lui extorquer son adresse. Lorsqu’elle revenait au 13, quai d’Anjou, où elle occupait une mansarde, elle rêvait de discerner au pied de l’escalier la carrure de ce danseur blond. Non qu’elle envisageât une idylle, elle qui avait gobé nombre de serments amoureux et s’était amèrement repentie à l’aube, délaissée dans un lit ravagé, de sa crédulité. Sa mère lui ressassait une ritournelle de mauvais augure.
    — T’es née sous le signe de la poire, encore heureux que tu n’aies pas déjà récolté un député dans l’urne, surtout qu’les faiseuses d’anges à Parthenay, c’est une denrée rare ! À Paris, ma main au feu qu’tu passeras à la casserole plus souvent qu’une toupie, gourde comme t’es. En tout cas, t’avise jamais d’nous honorer d’un polichinelle dans l’tiroir, ton père et moi, ça serait la honte !
    À la brune, l’île Saint-Louis rappelait à Rose sa ville natale, tant les boutiques closes, les rues peu éclairées et désertes et les spacieuses fenêtres aux volets intérieurs étaient provinciales.
    Munie du pain et du fromage qui constitueraient son dîner, elle s’attarda, attirée par une embarcation ahanant en direction du port de Bercy. Si elle avait eu assez d’argent, elle eût franchi la porte du Rendez-vous des mariniers et eût commandé des croquettes de volaille et un gâteau de riz. Avec un peu de chance, elle eût été susceptible, malgré sa timidité, d’enjôler un snob ravi d’être servi sur une des six tables de marbre. Elle manquait encore de l’audace des autres laveuses résolues à arrondir leurs fins de mois en vidant les poches de quelque barbon. Coucher, oui, mais avec un homme doté d’un charme tel qu’elle négligerait les conséquences possibles de cet acte.
    Les becs de gaz du pont Marie se miraient dans l’eau noire. Rose aimait les cinq arches grêles d’aspect sévère, compagnes dévouées qui la protégeaient. Puis son regard dévia vers le port Saint-Paul où clignaient les gros yeux des péniches. Elle s’apprêtait à traverser la cour pavée de son immeuble, quand un homme lui barra le passage. Elle bondit en arrière.
    — Rassurez-vous, ce n’est que moi, enfin je me décide. Un modèle m’a posé un lapin, je me sens solitaire et j’ai le spleen…
    — L’archange, chuchota-t-elle.

 
CHAPITRE XIII
    19 septembre
     
     
    Chaque tirage accélérait son rythme cardiaque. Sur la feuille vierge immergée dans le bac se dessinaient des taches plus ou moins sombres qui finissaient par s’amarrer l’une à l’autre. Le magma initial se fondait peu à peu en une image inattendue, souvent différente de celle qu’avait anticipée Victor en pressant le déclencheur de son appareil. Cette fois, il vit apparaître Tasha allongée, nue, une main nonchalamment posée sur le pubis,

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