La mort bleue
Thomas.
â Il va finir par semer une véritable panique parmi les habitants de la ville.
En quelques mots, le politicien résuma lâintervention du docteur Hamelin, insistant sur les arguments sensationnalistes.
â Cet enragé risque de nous faire un tort considérable. Il faut trouver un moyen de le faire taire, conclut-il.
â Mais⦠sâil a raison?
Lavigueur demeura un moment interdit, puis il grogna :
â Vous nâallez pas vous y mettre aussi?
â Vous savez, jâobserve que de nombreux employés se sont absentés du magasin pendant quelques jours.
â Je suppose quâils sont revenus à leur poste.
Thomas nâosa préciser « Pas tous ». Son silence passa pour un acquiescement.
â Cela arrive tous les jours, à lâépoque de la grippe, insista son compagnon.
â ⦠Nous pourrions rejoindre nos femmes. Les artistes venus de New York nâen ont pas encore fini avec nos tympans.
à quelques pas, les Lavigueur se trouvaient en grande conversation avec les Picard. Ãlisabeth achevait tout juste de résumer lâaction des deux premiers actes à lâintention dâune grosse dame, de son fils et de lâépouse de ce dernier.
â Vous nâavez pas raté le clou du spectacle. Les trois derniers sont les meilleurs, assura-t-elle.
â Nous avons attendu le retour de mon mari du conseil municipal, murmura madame Lavigueur. La politiqueâ¦
â ⦠tout comme le commerce nous les enlèvent bien souvent, compléta son interlocutrice du ton dâune femme habituée à ces retards.
à son habitude, soucieuse de parfaire sa culture, Ãlisabeth avait lu avidement tout ce que les journaux recelaient dâinformations sur cet opéra, poussant le zèle jusquâà se rendre à la librairie Garneau afin dâacheter une traduction française du Faust de Goethe. Le commis avait sourcillé pour deux raisons. LâÅuvre lui paraissait bien peu morale, même pour une femme ayant passé lââge de lâinnocence. Puis, convenait-il de lire un auteur allemand au moment où lâempire épuisait sa jeunesse contre son vil ennemi?
Un peu en retrait, Ãdouard demanda à Louis Lavigueur :
â La guerre qui sâéternise nuit-elle au commerce dâinstruments de musique?
â Plutôt, le retour de la paix nous fera du tort. Aujourdâhui, au prix auquel ils vendent le beurre, le fromage et le bacon, tous les cultivateurs paraissent désireux dâacheter un piano à leur fille aînée.
Au cours des dernières semaines, ce jeune homme était devenu le collègue avec lequel il entretenait les relations les plus suivies. Leur situation professionnelle très semblable tendait à les rapprocher.
â Et une soirée comme celle-ci va faire mousser nos ventes à tous deux, conclut-il.
â Surtout avec la publicité de ton magasin dans le programme de ce soir, remarqua Ãdouard en riant.
â Elle a exactement la même taille que celle du magasin PICARD, répondit lâautre sur le même ton.
â Il faut bien rappeler à tous ces gens combien nous savons les rendre élégants.
Le jeune homme tourna sur lui-même, heureux de montrer le bel habit de soirée déniché un peu plus tôt en après-midi au rayon des vêtements pour homme du grand commerce de la Basse-Ville. La démonstration fit rire les autres.
â Nous devons regagner nos places, annonça Ãlisabeth pour ramener à lâordre la jeune génération.
Pendant tout le troisième acte, la mezzo-soprano interprétant Marguerite sut se mettre en valeur. Le caractère enlevant de la musique chassa les idées noires de la tête du maire Lavigueur. Au moment où elle chanta: « Ah! Je ris de me voir si belle en ce miroir », une jeune femme dans une corbeille voisine fut prise dâune toux déchirante. La proximité de la scène rendait lâinterruption fort déplaisante, suffisamment pour faire perdre sa concentration à lâartiste. Elle rata quelques notes, chercha des yeux la coupable dans la pénombre.
La spectatrice nâarrivait pas à reprendre son souffle. Pendant que se terminait le fameux Air des bijoux , elle dut quitter son siège pour regagner le couloir à la recherche de quelque chose à boire. à ce moment,
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