La mort bleue
coin de la salle. Pour une fois que quelquâun sait ce quâil dit.
Lâapostrophe entraîna quelques rires contraints. Le maire frappa la table à grands coups de maillet, afin dâimposer le silence, les yeux fixés sur le médecin. Celui-ci reprit son souffle avant de déclarer encore :
â Vous devez imposer ici les mêmes mesures quâà Sherbrooke. Tous les rassemblements publics doivent être interdits, comme cette séance, le spectacle dâopéra qui vient de commencer à lâAuditorium, la présentation de filmsâ¦
Dès le premier exemple, quelques personnes quittèrent la salle, soucieuses de se soustraire aux miasmes ambiants. Charles Hamelin continua :
â Jâespère juste quâil nâest pas trop tard. La contagion a beaucoup progressé.
Quelquâun, pourpre de colère, se leva dans le premier rang des spectateurs pour crier :
â Vous nâavez pas le droit de semer lâinquiétude dans la population. Nous subissons des grippes tous les ans. Malheureusement, quelques personnes en meurent. Ce qui a commencé par une réaction hystérique de votre part risque de se transformer en panique générale.
Le jeune médecin contempla un instant son collègue de vingt ans plus âgé, puis déclara, un ton plus bas :
â Docteur Paquin, si vous saviez comme jâaimerais avoir tort. Je retourne auprès de ma famille. Jâai trop privé celle-ci de ma présence, ces derniers jours.
Sur ces mots, il quitta la salle.
* * *
Chaque fois quâil revenait à lâAuditorium de Québec, Ãdouard reniflait, certain de percevoir encore une odeur de fumée. Si lâincendie déclenché par les émeutiers le printemps précédent avait entraîné des dégâts limités, les tissus des lourdes tentures et ceux des sièges paraissaient en porter encore la trace. Quant aux déprédations elles-mêmes, rien ne les laissait plus deviner. Les croisées des fenêtres, tout comme les portes de la façade, étaient neuves, ainsi que la plupart des tapis. La peinture et les décors de plâtre témoignaient aussi de rénovation récente.
Ãvelyne, vêtue dâun élégant fourreau de soie bleue, un chapeau exagérément large sur la tête, se pendait au bras du jeune commerçant, heureuse pour une fois de partager une soirée avec lui. Le couple prit place dans lâune des corbeilles placées sur le côté droit de la grande salle, relativement près de la scène.
La jeune femme sâinstalla avec précaution sur lâun des sièges près de la balustrade, soucieuse de ne pas donner de mauvais plis à sa robe. Sa belle-mère sâassit à ses côtés. à quarante ans, Ãlisabeth attirait les regards. Sa robe, bleue elle aussi, mais dâune teinte plus pâle que celle de sa belle-fille, demeurait bien sage, plus longue que la mode lây autorisait, boutonnée haut sur le cou. Elle soulignait la silhouette longiligne, toujours aussi fine et souple. Relevés et ramassés sous son chapeau, ses lourds cheveux se dérobaient aux regards. La coiffure dégageait une nuque et des oreilles parfaites. Thomas lui glissa à lâoreille, une fierté amusée dans la voix :
â Tu brises les cÅurs, une fois de plus. Regarde tous ces yeux tournés vers toi.
â Ne dis pas de sottises. Tes yeux, je les ai captés il y a plus de vingt ans. Les autres ont mieux à contempler.
La protestation de pure forme ne persuada personne. La loge lâoffrait aux regards appréciateurs des personnes regroupées au parterre ou dans la mezzanine. Certaines braquaient sans vergogne de petites lunettes dâopéra sur elle afin de satisfaire leur curiosité.
â Je suis comblé, ricana son époux assis derrière elle, en lui caressant lâépaule de la main. Non seulement jâai épousé la plus jolie femme de la ville, mais celle-ci ne se rend pas compte de lâeffet de ses charmes sur les autres.
â Je la soupçonne de sâen rendre compte et de sâen réjouir, intervint Ãdouard à son tour. Maman feint une modestie de bon aloi. Après tout, lâéducation des ursulines laisse des traces durables.
à ses côtés, Ãvelyne se mordit la lèvre inférieure tout en posant les yeux sur sa
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