La mort bleue

voisine. Malgré son âge, sa parente demeurait vraiment magnifique et sa façon de ne sembler y attacher aucune importance ajoutait à son charme. Pourtant, son mari n’aurait-il pas dû protester un peu, souligner qu’Élisabeth n’était peut-être pas la plus belle dame dans cette loge? Même s’il ne le croyait pas, ce genre de délicatesse n’allait-il pas de soi dans un couple?
    La principale intéressée tenta de détourner la conversation vers un sujet plus innocent :
    â€” Vous connaissez cette compagnie… San Carlo…
    â€” San Carlo Opera Company, précisa Thomas. Maintenant que j’ai des loisirs à ne plus savoir qu’en faire, je peux lire les pages artistiques des journaux. C’est la création d’un Américain d’origine italienne, Fortune Gallo. Il se promène d’une ville à l’autre pour présenter ses spectacles. Faust ce soir, Lucia di Lammermoor demain, en matinée. Puis tout le monde se déplacera vers Montréal, ensuite à Toronto, pour offrir le même programme.
    â€” Nous reviendrons donc demain après-midi, insista Élisabeth.
    L’homme poussa un soupir, puis donna son assentiment d’un signe de la tête. Elle se retourna pour le remercier d’une pression de la main sur la cuisse.
    â€” Quand j’y pense, je suis jaloux, commenta Édouard. Voilà une entreprise merveilleuse. C’est un véritable cirque, sauf qu’ils n’ont pas à s’encombrer des tentes et des animaux. La troupe regroupe une soixantaine d’artistes, dont trente musiciens.
    â€” Le magasin à lui seul compte deux fois plus d’employés, remarqua son père. Pourquoi envier ces gens?
    â€” Notre commerce ne se déplace pas d’une ville à l’autre. Tu imagines, voyager sans cesse, visiter de nouveaux endroits chaque semaine. Je me verrais bien dans ce genre d’existence.
    Ã‰velyne afficha un visage plus morose encore. Elle n’en doutait pas, son mari aimerait bien errer d’une extrémité à l’autre du continent, libre de multiplier les rencontres, en la laissant seule pendant des mois. De toute façon, il arrivait à afficher cette attitude distante – le mot irresponsable lui vint à l’esprit –, en ne travaillant qu’à quelques milles à peine de son domicile.
    â€” Cette compagnie ne voyage pas avec son effectif complet, ce ne serait pas rentable, tempéra son père. Puis, pour faire mousser la vente des billets, Gallo n’hésite pas à confier des rôles à des artistes locaux.
    â€” Y a-t-il quelqu’un de Québec sur scène ce soir? demanda son fils.
    â€” Je ne pense pas. Notre petite ville doit faire trop locale pour lui.
    Les trois coups firent taire toutes les conversations dans le théâtre. Le rideau s’ouvrit dans un silence religieux.
    * * *
    La voix de basse de Méphistophélès s’enflait, remplissait l’Auditorium de Québec. Thomas regardait s’époumoner le gros homme, suffisamment près de lui pour qu’il puisse distinguer les veines du cou saillantes sous l’effort. Le propos du Faust de Gounod, un livret inspiré de Goethe, le touchait plus profondément que de raison.
    Son apparence d’homme robuste, en pleine possession de ses moyens, laissait croire qu’il se trouvait bien loin du soir de sa vie, à la différence du protagoniste de l’opéra. Toutefois, le souvenir de la précocité du décès de Théodule et les ennuis de santé qui l’assaillaient depuis quelques mois le rendaient étrangement sensible à l’idée d’un pacte avec le diable pour retrouver sa jeunesse. Non pas que les jeunes filles l’attiraient outre mesure. Son regard caressait la nuque et le cou de sa femme. Élisabeth valait assurément toutes les Marguerites du monde, vendre son âme pour demeurer près d’elle très longtemps lui paraissait une bonne transaction.
    La gaieté du deuxième acte le lassa un peu. La teneur un peu vulgaire de la chanson Avant de quitter ces lieux amena un sourire sur les lèvres d’Édouard, heureux de trouver là de nouveaux arguments pour étayer son attitude face à la vie. La rebuffade encaissée par Faust ne le toucha guère :
    â€” Ne permettez-vous pas, ma belle demoiselle,
    Qu’on vous